F. Rouvière, Argumentation Juridique, coll. Thémis, Paris, PUF, 2023, 408p.
1. L’architecture du livre
Le texte adopte une perspective explicitement méthodologique, au sens où il vise à « expliciter la méthode sous-jacente au discours juridique pratique » (Rouvière, 2023, p. 5). Aussi, le travail de Rouvière est une œuvre métadogmatique, qui analyse les pratiques discursives de la communauté des interprètes du droit à partir de la présupposition qu’elles peuvent être systématisées sous la forme d’une classification hiérarchisée des types d’arguments juridiques.
Ce livre développe la conception présentée par Frédéric Rouvière dans son article « Typologie des problèmes juridiques et argumentation » (Rouvière, 2022) dans lequel il proposait une classification des arguments juridiques selon les problèmes qu'ils visent à résoudre : (1) interpréter les textes, (2) harmoniser les dispositions légales, (3) combler les lacunes et (4) trouver des solutions meilleures que celles fournies par une application littérale. Pour faire face à chaque type de problème, les juristes mobilisent des stratégies argumentatives particulières et l’objectif de l’article est d'établir cette connexion entre problèmes et ressources argumentatives.
Le livre « Argumentation juridique » n'est pas consacré au développement explicite d'une « théorie des problèmes juridiques », mais remplace la catégorie « type de problème » par le concept de "fonction argumentative" remplie par les différentes classes d'arguments. Les quatre fonctions présentées dans l’article sont maintenues et Rouvière en ajoute une nouvelle, qui correspond à la justification d'une solution juridique fondée sur l'application directe des textes.
Par conséquent, le modèle argumentatif présenté par Frédéric Rouvière est basé sur un système classificatoire qu’utilisent cinq types de « fonctions argumentatives » (justifier, interpréter, harmoniser, compléter et déroger) pour grouper les divers types d’arguments utilisés par les juristes. En outre, l'auteur soutient qu'il existe une hiérarchie argumentative entre ces types de stratégies qui définit leur poids spécifique au sein des discours proprement juridiques.
2. La « règle formelle de justice » et « la fidélité à la lettre »
Une des idées centrales du livre est que l’argumentation juridique a une forme propre, déterminée par une « règle formelle de justice » qui exige de « traiter les cas semblables de façon identique » (Rouvière, 2023, p. 19). Bien que la pratique juridique puisse être comprise à partir de l'exigence du fait que les autorités politiques appliquent les solutions juridiques correctes à tous les cas, en garantissant à chaque personne ses propres droits, la simple exigence de fidélité à la loi n'est pas présentée par Rouvière comme la marque propre de l'argumentation juridique, parce qu’il couple la fidélité au droit avec un principe de cohérence entre les différentes décisions.
La systématicité exigée par la « règle formelle de justice » n’est pas considérée comme « un argument parmi d’autres, mais la forme commune à tous les arguments juridiques » (Rouvière, 2023, p. 19), ce qui permet que ce critère fonctionne comme une espèce de règle de reconnaissance qui rend possible l’identification d’un discours pratique comme proprement juridique. Une de ses principales fonctions est d'exclure l'argumentation conséquentialiste du domaine juridique, parce que cette classe d’arguments est basée sur une analyse prédictive et non sur l’application d’un texte ou d’un précédent.
Bien que Rouvière la considère formelle, cette « règle de justice » semble avoir un contenu matériel puisque son application dépend de la détermination des valeurs qui permettent de considérer deux situations comme suffisamment semblables. L’attribution d’un caractère formel à cette directive semble dialoguer avec ce que Jean-Louis Bergel appelle le « formalisme juridique » (2001), mais cette catégorie indique seulement la tendance du positivisme juridique à considérer que les normes sont valables à partir de leurs procédures d’énonciation. Un principe de « justice formelle » pourrait considérer comme justes toutes les manifestations d'une autorité constituée, qui suivent les procédures établies par la constitution, mais ce n’est pas ce que l’auteur désigne pour « règle formelle de justice ».
Le canon de la « fidélité à la lettre », que Frédéric Rouvière considère comme propre au raisonnement juridique, peut être lié à une perspective formaliste, puisqu'il considère que les décisions juridiques doivent respecter les manifestations de l'autorité politique contenues dans les décisions législatives et judiciaires régulièrement énoncées. Pourtant, la « règle de justice » elle-même demande une autre chose : un traitement identique des cas similaires. Une telle demande de cohérence peut se produire aussi bien dans les perspectives formalistes du positivisme que dans les approches non formalistes, aussi bien celles qui s'attachent à des significations essentiellement juridiques (comme le jusnaturalisme) que celles qui considèrent une correspondance minimale avec les valeurs sociales dominantes (comme les diverses versions de l'historicisme) comme un critère de validité des normes juridiques.
Bien que la nature formelle de cette règle soit contestable, la centralité de cette directive méthodologique est bien diagnostiquée pour Frédéric Rouvière, parce que les discours dogmatiques du droit moderne sont construits sur un principe de systématicité. Il ne faut pas s'étonner qu'un ouvrage qui cherche à clarifier les paramètres implicites de la construction discursive dans la pratique juridique confère une place de premier plan à un principe qui représente le cœur de l'idéologie juridique, à savoir, l'exigence d'analyser chaque norme spécifique comme si elle faisait partie d'un système pouvant être objectivement connu et appliqué.
Les perspectives réalistes adoptent un regard externe sur les pratiques juridiques, niant précisément ce besoin de produire des récits engagés de la manière dont les juristes décrivent leur propre pratique. L'ouvrage de Rouvière, en revanche, adopte une position interne, engagée sur le fait de prendre au sérieux les arguments des juristes, en opposition au scepticisme avec lequel les réalistes traitent les pratiques juridiques.
Dans cette mesure, il s'agit d'un travail qui s'inscrit effectivement dans la « tradition de l'école aixoise d'épistémologie et de méthodologie » (Rouvière, 2023), comme le décrit l'auteur dans son avant-propos. Bien que le livre adopte une perspective méthodologique qui converge avec l’œuvre de Bergel à propos de l’importance pédagogique de rendre les étudiants conscients des règles implicites de leur activité argumentative (2001), Rouvière développe cette approche de façon mesurée en menant ses analyses sur la base d’un dialogue constant avec la philosophie du langage et le débat international contemporain. À la fin de chaque chapitre, il y a un titre appelé "État des questions", dans lequel l’auteur présente l'état de l'art du discours théorique international, avec une bibliographie vaste et soigneusement sélectionnée.
3. L’opposition entre lettre et esprit
Une analyse juste de la proposition théorique de Frédéric Rouvière doit prendre en compte finalité du livre qui n'est pas philosophique. Effectivement, il ne s'agit ni d'une analyse critique des modèles argumentatifs dominants ni d'une proposition en vue de leur révision. Il s'agit d'un effort de compréhension, qui cherche à identifier et à classer les arguments effectivement utilisés, dans le but d'offrir un modèle descriptif adéquat sur les discours juridiques de la communauté juridique française.
L’objectif d’offrir un modèle descriptif cohérent avec la pratique des juristes français explique l'utilisation de certaines distinctions catégorielles liées plus spécifiquement à la tradition française, comme la centralité de la distinction binaire entre "lettre" et "esprit". La fidélité à la façon dont les juristes décrivent leurs propres activités conduit Rouvière à soutenir la thèse de qu’il y a une hiérarchie entre les classes d’argument et qu’il y a une primauté de la lettre, parce que « le règne du droit est donc le règne de la lettre sur l’esprit » (2023). C’est une affirmation qu’actualise la célèbre disposition du projet de Livre préliminaire du Code Civil selon laquelle « quand une loi est claire, il ne faut point en éluder la lettre sous prétexte d’en pénétrer l’esprit » (Van de Kerchove, 2019), une directive qui a beaucoup influencé la culture juridique française, malgré son exclusion de la version finale de la législation.
Depuis Savigny, la primauté de la fidélité à la lettre a subi des diverses critiques. Savigny lui-même a proposé le remplacement d’une opposition binaire entre une interprétation littérale et une interprétation non-littérale (qu’il appelait « logique ») par la notion que l'interprète doit intégrer plusieurs éléments interprétatifs (grammaticaux, logiques, historiques et systématiques) de manière conjointe et harmonieuse (Larenz, 1993).
La différenciation entre lettre et esprit est aussi difficilement compatible avec la philosophie du langage du XXᵉ siècle et à son incorporation dans la théorie du droit pour Hans Kelsen, qui considérait que la norme n’était pas le texte, mais le sens d’un acte politique qu’établit le droit. La primauté du sens sur la lettre parait dissoudre la distinction entre lettre et esprit, qui repose sur une distinction entre les arguments qui déterminent le sens (soit par une interprétation ou une harmonisation de différents textes) et les formes d’argumentation que vont au-delà du sens textuel (soit en le complétant, soit en y dérogeant).
Néanmoins, Frédéric Rouvière diagnostique que cette dichotomie reste forte dans le discours pratique des juristes français, à tel point qu'il décide d'utiliser cette distinction comme élément central de son discours, même s'il en vient à proposer une relecture particulière de l'idée de lettre. La centralité du binôme lettre/esprit semble aussi dérivé du constant dialogue avec l'œuvre de Bergel (2012), qui commence son analyse sur l'application du droit précisément par cette distinction.
Pourtant, cette dichotomie chez Bergel est un peu différente de celle présentée par Rouvière, puisqu'elle indique un conflit d’ordre interprétatif entre « le sens strict des mots qui composent les textes » et « le sens profond » (2012). L’approche interprétative de Bergel lui conduit à une position éclectique, qui affirme la convenance politique à respecter un idéal de sécurité juridique, mais qui admet explicitement que, dans l'activité interprétative inéluctable des juristes, il faut « concilier rigueur, ouverture et pragmatisme » (2001).
Chez Rouvière, le maintien de la distinction entre la lettre et l'esprit ne doit pas être considéré comme une défense surannée de la thèse selon laquelle il est possible d'appliquer les textes sans avoir besoin de les interpréter. Dans la théorie de cet auteur, la catégorie d’« interprétation » a une fonction purement classificatoire, servant à indiquer que les juristes n'invoquent des arguments visant à problématiser le sens des textes que lorsqu'ils comprennent que la simple présentation des textes ne suffit pas pour justifier les solutions qu'ils défendent.
4. L’argumentation selon la lettre certaine et le rôle des précédents
L'un des avantages de l’approche de Rouvière est qu'elle donne une place centrale à ce que la théorie américaine appelle les easy cases, qui constituent la majorité des situations auxquelles les juristes sont quotidiennement confrontés. Alors que le défi des théories de l'interprétation est d'expliquer ce qui se passe dans les cas difficiles, l'approche argumentative permet à Rouvière d'être fidèle à une pratique guidée par une sorte de rasoir d'Occam, qui privilégie l'argumentation la plus simple, c'est-à-dire celle qui fait référence à ce qu'il appelle la « lettre ».
Si les conclusions d'un avocat ou la sentence d'un juge peut résoudre la question pratique posée par le moyen d'une référence directe au sens littéral des textes législatifs, il est dispensé de présenter d'autres formes d'argument. Frédéric Rouvière appelle cette stratégie « argumentation selon la lettre certaine », pour indiquer qu’elle se limite à indiquer les textes, sans problématiser ses sens. Cela ne veut pas dire que cette activité ne comporte pas d’interprétation ou qu’elle peut vraiment être considérée comme une simple application des textes, mais seulement que la stratégie argumentative ne fait référence qu’à une « lettre » capable de justifier la solution proposée par le juriste.
Quand cette approche plus simple est suffisante, les juristes n’utilisent pas des arguments plus complexes et coûteux. Un des points les plus originaux du modèle proposé par Rouvière consiste à reconnaître que, au cours des dernières décennies, l'argumentation fondée sur les précédents judiciaires a acquis une centralité qu'elle n'avait pas puisque la tradition européenne continentale reposait sur l'idée qu'il était possible d'élaborer un système à partir de l'analyse directe des textes législatifs.
Il n'y a pas si longtemps, la référence à la lettre pouvait être faite seulement à propos des textes législatifs et non au texte des décisions judiciaires qui les appliquent. Cependant, Rouvière indique que, de nos jours, la référence aux précédents est un argument aussi présent et aussi fort que les références directes aux textes légaux. Dans la description de la « règle formelle de justice », la nécessité de traiter des cas semblables d’une façon identique est présentée comme une double exigence de respecter aussi bien les lois que les précédents.
Rouvière ne présente pas une hiérarchie entre lois et précédents, parce que ces deux éléments sont perçus comme expressions d’une « lettre » qui doit être respectée par les juristes. Son option d’aborder les précédents judiciaires avant de considérer les arguments législatifs suggère qu'il y a eu une inversion dans l’importance stratégique de ces arguments, avec une prépondérance contemporaine des références jurisprudentielles comme argument juridique considéré comme le plus pertinent pour la pratique quotidienne.
Bien que Jean-Louis Bergel ait déjà affirmé que l’interprétation des textes juridiques devait inclure « au risque d’être hérétique, les règles d’origine prétorienne » (2012), l’œuvre de Rouvière reconnait une place vraiment centrale aux arguments basés sur des précédents. En effet, il inclut toutes les décisions judiciaires dans la catégorie de « texte », ce qui élève ce type de stratégie argumentative au même niveau hiérarchique que les références à la législation. Frédéric Rouvière suggère même qu'il existe une prévalence des arguments fondés sur les précédents, quand il dit que « la fidélité à la lettre dépend de la précision de la lettre au regard du cas » et que « cette proposition explique la centralité du principe du précédent et le fait que tous les autres arguments puissent être hiérarchisés par rapport à lui » (2023, p. 30).
Rouvière ne discute pas de l'origine historique de ce changement, mais cherche à intégrer dans sa théorie le respect du précédent comme un élément fondamental des pratiques judiciaires, proposant une équivalence qui n’est pas encore ou cœur des théories juridiques de la tradition des pays de Civil Law, mais qui semble avoir été réalisée au niveau des pratiques judiciaires et administratives.
5. Les argumentations qui problématisent le sens de la lettre
Le modèle de Rouvière indique que l'argumentation juridique part d'une indication des textes légaux ou judiciaires qui la soutiennent, mais que, une fois que le juriste n’arrive pas à une argumentation suffisante pour soutenir sa thèse pour moyen d’une simple référence à un texte doté d’autorité (la « lettre »), il peut utiliser une série d’arguments qui introduisent une incertitude sur la lettre. Selon Rouvière, rendre incertaine la lettre est la stratégie argumentative que les juristes utilisent pour introduire des arguments d’interprétation (qui attribuent à la lettre un sens différent du sens grammatical clair) ou d’harmonisation (qui redéfinissent le sens des textes à partir d’un impératif de systématicité).
Ce point souligne les implications de l'adoption d'un point de vue argumentatif, plutôt qu'interprétatif. Rouvière n’a pas l’objectif d’offrir une méthodologie de l’interprétation du droit parce que le point de vue argumentatif lui permet de se concentrer sur les processus plutôt que sur les résultats. Il suffit pour lui de reconnaître que les discussions sur le sens d'un texte impliquent des stratégies argumentatives qui peuvent être identifiées dans le discours juridique, sans la nécessité d’affirmer que cet enjeu argumentatif conduit nécessairement à une interprétation objectivement correcte des textes.
La méthodologie argumentative peut différencier les argumentations juridiquement solides des arguments juridiquement inadmissibles, sans s'engager dans une thèse métaphysique sur l'existence d’un sens objectivement correct à découvrir par l'activité juridique et sans même se positionner à propos de l’éclectisme de la conception interprétative des juristes. Contrairement aux approches herméneutiques, qui tendent à décrire la compréhension des textes comme une activité interprétative, Rouvière réserve le mot interprétation à la détermination du sens littéral des textes juridiques et se limite à clarifier certaines des catégories qui sont utilisées dans les arguments visant à établir cette définition, dans le but de justifier une solution particulière fondée sur la lettre des textes. Donc, il ne parle pas, comme Bergel, des diverses méthodes et principes d’interprétation qui composent le raisonnement proprement juridique (2001), mais seulement des arguments qui peuvent (ou non) être utilisés dans une interaction stratégique.
Le choix d’une approche argumentative fait que, au lieu de parler d'une interprétation systématique, Rouvière indique qu'il existe certains arguments visant à définir le sens des textes et d'autres visant à harmoniser les différents textes, en garantissant la cohérence requise par la règle formelle de justice. L’auteur considère que les arguments d’interprétation et d’harmonisation sont internes à la lettre, puisqu'ils visent explicitement à définir correctement le sens littéral des textes. Tous les autres arguments sont considérés comme visant à moduler ou à modifier le sens littéral des règles et des précédents, raison pour laquelle ils sont classés comme des arguments selon l'esprit.
6. Les arguments selon l’esprit
Le premier genre d'arguments selon l'esprit est celui qui traite du problème de l'incomplétude du droit et qui se tourne donc vers le complément de la lettre afin que le droit puisse offrir des solutions à tous les cas pertinents. Ce sont des stratégies argumentatives visant à définir un sens implicite des textes, qui permet une application de la loi au-delà du sens littéral, mais sans interférer avec le sens littéral des textes. Il s'agit d'une partie plus classique du texte de Rouvière, qui décrit les catégories herméneutiques traditionnelles telles que les lacunes, l'analogie et l'interprétation extensive.
Je crois que l'une des principales limitations du modèle de Rouvière est qu'il n'accorde pas à la question des principes la centralité qu’elle a acquise dans divers contextes argumentatifs. L’auteur semble réduire la référence aux principes à une stratégie visant à déroger au sens commun des textes, fondée sur l'affirmation de la prépondérance de certaines valeurs éthiques.
Rouvière souligne que la reconnaissance judiciaire d’un principe tend à le cristalliser sous la forme d’un précédent, qui transforme les valeurs éthiques contenues dans le principe en un texte proprement juridique, qui peut être invoqué ultérieurement comme une « nouvelle lettre » (2023, p. 333). Cependant, une telle approche est incapable de bien décrire la manière par laquelle la jurisprudence s'approprie les principes, mais seulement la façon dont les précédents sont incorporés dans les arguments postérieurs à la cristallisation jurisprudentielle d'un précédent.
Cette limitation semble liée à la qualification des principes comme des « valeurs éthiques » et non comme normes juridiques proprement dites, tel comme le préconisait Ronald Dworkin (1978), lorsqu'il indiquait que les rules et les principles sont des espèces du genre norme. La reconnaissance des principes comme « lettre », et non comme « esprit », tend à promouvoir la reconnaissance d’une dynamique plus complexe à son usage dans les argumentations juridiques, notamment dans les arguments d'harmonisation, qui cherchent à développer un système juridique qui intègre des principes qui portent des dispositions denses en termes de valeurs, mais sémantiquement peu définies.
La troisième et dernière partie du livre est consacrée à l'étude des stratégies argumentatives utilisées pour défendre juridiquement des thèses qui s'opposent au sens littéral des textes et qui, par conséquent, nécessitent un effort discursif visant à exclure l'incidence du sens littéral des lois et des précédents. Ce sont des arguments qui permettent un « renversement de la lettre en affirmant la supériorité de l’esprit des textes » (Rouvière, 2023).
Bien que Rouvière commence son livre en excluant les arguments conséquentialistes du champ de l'argumentation juridique proprement dite, ces stratégies sont finalement intégrées dans son analyse en tant qu'arguments des finalités politiques, parce que « le système juridique est perméable à son contexte social au sens large qui fournit des raisons substantielles de déroger à la lettre des textes » (2023).
Quand Rouvière indique que divers arguments métajuridiques (politiques, éthiques, économiques et sociologiques) peuvent aboutir le renversement du sens littéral, il souligne (sans le dire explicitement) qu'il existe une tension constante entre les acteurs qui défendent leurs points de vue juridiques, générant une dynamique sociale complexe dans laquelle plusieurs facteurs influencent la définition concrète des droits et des devoirs de chaque personne.
Enfin, la dernière partie du livre traite de quelques arguments très hétérogènes, qui sont réunis sous la catégorie d’essence. Le regroupement de ces questions sous cette rubrique tient peut-être au maintien d'une cohérence architecturale, conforme à la division du texte en deux parties, chacune composée de deux titres subdivisés en deux points. L'impératif architectural de regrouper les arguments manquants en un seul concept a généré une notion quelque peu artificielle d'essence, mais cette composition souligne un fait intéressant : que certains arguments autrefois centraux dans le discours juridique, comme l'invocation des coutumes, peuvent être inclus dans ce dernier groupe d’« autres arguments », qui sont rarement invoqués, mais qui restent une dernière possibilité, pour les cas où une stratégie plus simple n'est pas disponible.
7. Les paradoxes de l’argumentation juridique
La perspective stratégique, qui présente l’argumentation juridique comme un enjeu avec des règles particulières, me semble la contribution la plus originale du livre de Rouvière. Le résultat de son analyse, contrairement à ce que l'idée d'une perspective méthodologique pourrait suggérer, n'est heureusement pas une séquence de canons et de règles qui devraient guider normativement l'activité argumentative. Le modèle exposé peut être compris comme une explication de la « règle du jeu » qui me rappelle la manière dont Jean Renoir rend explicites les tensions qui marquent la coexistence des différents rôles qui se croisent dans la société.
L'une des caractéristiques les plus intéressantes du livre de Frédéric Rouvière est que, bien que l'auteur affirme explicitement sa position sur les arguments juridiquement valables, il met en évidence l'existence d'une tension entre les différentes lignes d'argumentation qui constituent la pratique dialogique du droit et la manière dont cette tension se produit et peut conduire le même cas à des résultats très différents.
Je crois que ce résultat paradoxal est dû au fait que le livre cherche simultanément à prendre au sérieux la manière dont les juristes décrivent leur propre activité, mais également à être fidèle à la manière dont l'argumentation se déroule dans la vie pratique. Le problème est que ces deux éléments sont souvent très éloignés, car il existe un écart relativement important entre ce que les juristes font et ce qu'ils prétendent devoir faire.
Cette tension fait que le livre ne réalise pas exactement le projet indiqué dans l'introduction, de rester fidèle aux règles implicites de la pratique argumentative, mais cela ne semble pas être un problème, car le résultat obtenu est encore plus intéressant, puisqu'il incorpore les paradoxes d’une pratique discursive qui prétend être organisée selon des paramètres dogmatiques clairs et hiérarchisés mais dont la concrétisation suit des schémas dialogiques beaucoup plus complexes, que le livre de Frédéric Rouvière parvient à très bien cartographier et systématiser.
Je tiens à remercier la FAP/DF pour la bourse postdoctorale concédé en fonction de ma position de chercheur invité au Laboratoire Théorie du Droit d'Aix-Marseille Université, où cet travail a été rédigé. Je remercie aussi l'Universidade de Brasília pour la licence rémunéré qui a rendu possible ce séjour de recherche.
Références
BERGEL, J.-L. Méthodologie Juridique. Paris : Presses Univ. de France, 2001.
___. Théorie générale du droit. 5. ed. Paris : Dalloz, 2012.
DWORKIN, R. Taking Rights Seriously: With a New Appendix, a Response to Critics. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1978.
LARENZ, K. Metodologia da ciência do direito. Lisboa: Kalouste Gulbenkian, 1993.
ROUVIÈRE, F. Typologie des problèmes juridiques et argumentation. RTDCiv. : Revue trimestrielle de droit civil, n. 03, p. 559, 30 out. 2022.
___. Argumentation Juridique. Paris : Presses Universitaires de France, 2023.
VAN DE KERCHOVE, M. La doctrine du sens clair des textes et la jurisprudence de la Cour de cassation de Belgique. In: L’interprétation en droit : Approche pluridisciplinaire. Collection générale. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 2019. p. 13–50.