1. Cartographies linguistiques

1.1 Objets et ensembles

Théorie, philosophie, empirisme. Physique et métaphysique. Éthique et politique. Ces mots grecs anciens désignent des concepts développés dans notre effort pour comprendre la complexité de l'environnement qui nous entoure, connaître l'univers et ses habitants. Faire face à cette complexité est un défi que nous relevons quotidiennement, car notre survie en dépend, à la fois en tant qu'individus et en tant qu'espèce.

Nos perceptions nous révèlent une multiplicité d'êtres radicalement individuels : chaque pierre a une forme particulière, chaque personne est unique, chaque plante est différente de toutes celles qui n'ont jamais existé. La tâche de connaître chacun des innombrables êtres existants dépasse de loin nos capacités cognitives et notre courte durée de vie. La connaissance complète de chaque objet particulier est une tâche impossible pour les êtres humains. Si une personne peut connaître un monde aux possibilités infinies, elle doit avoir l'omnipotence et l'immortalité des dieux.

Nous essayons de contourner les limites des capacités cognitives humaines au moyen de stratégies de classification : au lieu d'accumuler des connaissances sur chacun des objets qui existent, nous les regroupons en classes. La combinaison de plusieurs objets en un seul ensemble nous permet de produire des connaissances générales sur chacun de ces groupes, et pas seulement sur chaque élément individuel.

L'une des premières mesures pour comprendre le fonctionnement de notre langage est la prise de conscience que les noms communs (maison, poisson, pont, etc.) ne désignent pas des objets spécifiques, mais des ensembles. La formulation d'une phrase aussi simple que « j'ai vu une maison » implique l'exercice d'une capacité abstraite de classification, car cet énoncé indique : j'ai vu un objet dans le monde, que j'identifie comme étant une maison. Parler d'une maison implique de traiter un objet concret (ma résidence, par exemple) comme faisant partie d'un ensemble abstrait (composé de toutes les maisons du monde).

Cette opération classificatoire sous-jacente aux énoncés les plus simples fait que les étoiles et les arbres, par exemple, n'apparaissent pas dans notre connaissance seulement comme des êtres singuliers (chaque arbre ou chaque étoile particulière), mais également comme des occurrences particulières d'un genre, c'est-à-dire d'une « catégorie » d'objets.

Activité 1. Identifiez trois noms que nous utilisons pour désigner des catégories d'objets, tels que : contrat, personne ou droit fondamental. A ce stade, il est préférable d'utiliser un nom au singulier, ce qui permet de comprendre que, par exemple, la catégorie contratdésigne tous les contrats.

Le processus de catégorisation nous permet de faire des affirmations telles que : les arbres ont besoin d'eau, les contrats peuvent être bilatéraux ou unilatéraux, les royaumes sont des organisations sociales comportant au moins trois niveaux hiérarchiques. Ces énoncés ne portent pas sur les caractéristiques d'objets concrets, mais sur les propriétés de catégories abstraites.

Chacune de ces énoncés met en relation une catégorie (arbre, contrat, royaume) avec d'autres (eau, bilatéralité, hiérarchie). Ainsi, la juste compréhension des énoncés linguistiques exige la maîtrise du réseau de significations qui est établi par ces références mutuelles. En effet, les catégories linguistiques n'existent pas isolément : elles opèrent sous la forme d'un réseau de significations qui intègrent le code linguistique dans lequel elles sont exprimées.

Activité 2. Faites deux énoncés sur l'une des catégories que vous avez choisies dans l'exercice 1 et identifiez, dans vos énoncés, les catégories que vous devez connaître pour les comprendre. Vous remarquerez que certains mots impliquent une catégorisation (noms communs, adjectifs, verbes) et que d'autres ne font qu'intégrer ces concepts (comme les prépositions et les articles). Qu'une catégorie ait un nom simple (comme « contrat ») ou un nom composé (comme « contrat d'adhésion » ou « acte administratif ») ne change rien : ce qui définit une catégorie, ce n'est pas son nom, mais l'existence de critères classificatoires clairs, qui permettent aux locuteurs d'identifier les objets qui composent l'ensemble désigné.

Chacune de ces énoncés met en relation une catégorie (arbre, contrat, royaume) avec d'autres (eau, bilatéralité, hiérarchie). Ainsi, la juste compréhension des énoncés linguistiques exige la maîtrise du réseau de significations qui est établi par ces références mutuelles. En effet, les catégories linguistiques n'existent pas isolément : elles opèrent sous la forme d'un réseau de significations qui intègrent le code linguistique dans lequel elles sont exprimées.

Activité 2 : Faites deux énoncés sur l'une des catégories que vous avez choisies dans l'exercice 1 et identifiez, dans vos énoncés, les catégories que vous devez connaître pour les comprendre. Vous remarquerez que certains mots impliquent une catégorisation (noms communs, adjectifs, verbes) et que d'autres ne font qu'intégrer ces concepts (comme les prépositions et les articles). Qu'une catégorie ait un nom simple (comme « contrat ») ou un nom composé (comme « contrat d'adhésion » ou « acte administratif ») ne change rien : ce qui définit une catégorie, ce n'est pas son nom, mais l'existence de critères classificatoires clairs, qui permettent aux locuteurs d'identifier les objets qui composent l'ensemble désigné.

Lorsque nous rencontrons des objets inconnus (un nouveau poisson, un nouveau tremblement de terre, un nouvel arbre), la perception de leur ressemblance avec des objets déjà connus nous permet de les aborder à partir de notre répertoire de connaissances. Traiter des objets similaires comme des membres d'une même classe nous permet d'utiliser les connaissances dont nous disposons pour faire face à des événements auxquels nous n'avons jamais été confrontés auparavant.

Bien sûr, de telles extrapolations comportent le risque de produire de fausses inférences, qui nous amènent à manger des champignons vénéneux, à caresser des chiens sauvages ou à nous préparer à une pluie qui ne tombe pas malgré de gros nuages. Dans la vie sociale, les exemples d'erreurs se multiplient de manière exponentielle, compte tenu des difficultés que nous avons à prévoir le comportement humain. Nous appliquons des stratégies pédagogiques développées avec notre premier enfant à son petit frère, mais les résultats sont différents, car chaque enfant est unique. Pire encore : nous répétons avec le même enfant les stratégies qui ont fonctionné dans le passé, mais les personnes changent avec le temps, rendant inutiles des approches qui étaient autrefois efficaces pour calmer ou endormir un enfant.

Quels que soient les dangers liés à de telles extrapolations, les avantages en valent la peine. Chaque être humain est particulier, mais présente également de nombreux points communs avec d'autres personnes. Lorsque nous observons les comportements de différents individus, nous pouvons identifier certains éléments très variables (comme la préférence pour certains aliments), mais d'autres attributs nous semblent partagés, comme le métabolisme cellulaire et les biais cognitifs. Ces zones de convergence permettent de généraliser certaines expériences, par le biais du raisonnement inductif : la formulation d'énoncés généraux, construits à partir de l'accumulation d'observations de phénomènes uniques.

L'induction est l'un des outils cognitifs les plus importants pour notre survie individuelle et collective. Elle nous permet de produire des connaissances sur une classe d'objets, en partant du principe que les nouveaux faits suivent les mêmes schémas que les situations que nous connaissons déjà. Sur la base de cette procédure, nous pouvons formuler et affiner des stratégies pour traiter les maladies, éduquer les enfants ou cultiver des aliments.

Les stratégies efficaces ont tendance à être répétées et enseignées aux générations suivantes, dans un processus que nous pouvons appeler « accumulation culturelle » : le maintien de certains modèles de comportement grâce à un système de reproduction des connaissances et des sensibilités. Cette capacité semble être liée à la structure de nos langues, dont les processus de catégorisation nous permettent de construire les énoncés abstraits que nous utilisons pour dialoguer et enseigner (Dean et al., 2012).

1.2 Catégories errantes

L'établissement d'interactions linguistiques constantes nous amène à développer un répertoire partagé de références à partir duquel nous pouvons agir de manière coordonnée et accumuler les connaissances issues des expériences passées. Cependant, les catégories linguistiques qui font partie de notre culture ne nous fournissent pas toujours les classifications les plus appropriées pour faire face aux défis posés par la transformation constante des environnements sociaux et naturels dans lesquels nous vivons. C'est pourquoi une société doit être capable à la fois d'accumuler de la culture et de réviser constamment les répertoires de catégories qui font partie de sa tradition.

Prenons l'exemple des catégories qui ont été développées au fil du temps pour parler des points lumineux que nous voyons dans le ciel. Il fut un temps où tous ces points lumineux semblaient intégrer trois catégories, suffisantes pour traiter des objets célestes : le soleil, la lune et les étoiles. L'objet « étoile » semble suffisamment différent de l'objet « lune » et de l'objet « soleil » pour qu'il soit justifié de donner des noms différents à chacun d'entre eux.

Nous disposions de trois catégories pour parler des objets célestes et ce système semblait suffisant. Même lorsque nous observions que certaines étoiles se comportaient différemment, nous pouvions stabiliser nos descriptions en reconnaissant deux sous-groupes : les étoiles stationnaires, dont la position semblait fixe par rapport aux autres corps célestes, et un petit ensemble d'étoiles errantes (asteres planetai en grec, d'où vient le nom de planète). Tout comme les gens peuvent être timides ou audacieux, il est possible de décrire les étoiles comme fixes ou errantes, sans qu'il soit nécessaire d'établir un nouveau genre.

Une observation plus attentive a montré que ces étoiles errantes présentaient également certaines particularités, comme le fait d'avoir une lumière constante, et non pas clignotante comme les autres étoiles. Cependant, le nombre d'attributs partagés (taille, luminosité, présence dans le ciel) semblait justifier leur regroupement au sein d'un même genre, rendant peu pratique la création d'une nouvelle catégorie.

Les étoiles fixes et les asteres planetai semblaient tourner autour de la Terre, selon des modèles récurrents, ce qui rendait leur observation pertinente pour un certain nombre d'activités complexes. En fait, il semblait plus utile d'observer les étoiles fixes, qui servaient de points de référence pour identifier l'époque de l'année à laquelle on se trouvait (à partir des constellations visibles) ou pour permettre aux anciens navigateurs de traverser les mers sans perdre le nord.

L'existence de quelques étoiles anormales ne compromettait pas l'utilité pratique de l'observation astronomique. En effet, à l'époque de Copernic, il aurait pu sembler raisonnable de classer la Lune et le Soleil parmi les étoiles errantes, différentes des étoiles fixes, même si leurs particularités en termes de taille et de luminosité justifiaient de les appeler par leurs noms propres. Lune et soleil n'étaient pas des catégories, mais des mots qui désignaient des objets concrets, comme la Terre elle-même.

Cependant, la combinaison des observations rendues possibles par les nouvelles technologies (comme des télescopes plus puissants) et l'accumulation d'observations détaillées sur la trajectoire des planètes a permis la formulation d'une théorie héliocentrique, qui a radicalement réinterprété le sens de la déambulation des asteres planetai et assuré un immense transit catégorique : les planètes ont commencé à être considérées comme des objets tournant autour du soleil, ce qui a fait passer leur ressemblance avec les étoiles pour quelque chose de seulement superficiel.

Mais le changement le plus radical a été de considérer la terre comme une planète. Elle n'était plus simplement l'objet singulier que nous habitons, mais un membre d'une catégorie par laquelle nous désignions les étoiles que nous voyions comme n'errant que par la combinaison particulière des mouvements de leurs orbites avec l'orbite de la Terre. L'idée que nous vivons sur une planète, comme plusieurs autres, était radicalement nouvelle.

La redéfinition du « soleil » en tant qu'objet de type « étoile » était également nouvelle, de même que la reconnaissance du fait que les étoiles fixes se trouvaient à des distances très différentes de nous. Il ne s'agissait plus de points dans un firmament sphérique, mais d'objets massifs, répartis dans un gigantesque espace tridimensionnel, dont le caractère stationnaire était aussi illusoire.

Ce petit exemple de changement des catégories « planète » et « étoile » nous suggère que tous nos répertoires conceptuels peuvent être reformulés, à partir d'observations qui remettent en cause les cartes que nous utilisons pour comprendre le ciel, notre cognition ou notre sexualité. Chaque grande révolution catégorielle engendre d'immenses discussions, au cours desquelles les partisans de nouveaux concepts débattent avec les défenseurs des catégories hégémoniques, qui peuvent avoir des raisons valables de rejeter les innovations proposées. Bien que Copernic soit parti d'intuitions qui se sont avérées correctes, le système qu'il a proposé a dû être longuement mûri et développé avant de pouvoir représenter une alternative viable au système géocentrique.

1.3 Cognition et catégorisation

La science moderne peut être comprise comme un grand processus de test des inférences inductives que nous élaborons intuitivement. La formulation d'hypothèses explicatives n'est pas seulement effectuée par les scientifiques, mais également par les astrologues, les religieux et les artistes. La spécificité de la science réside dans la rigueur avec laquelle les scientifiques testent leurs intuitions, pour tenter de mesurer leur correspondance effective avec les faits.

La recherche scientifique consiste à formuler explicitement une généralisation et à la soumettre à des tests empiriques afin de sélectionner les hypothèses qui nous offrent les modèles explicatifs les plus robustes. Les scientifiques formulent des hypothèses sur les relations causales entre les faits (comme les effets d'un médicament ou d'un vaccin) et développent des stratégies pour évaluer si ces explications sont compatibles avec les phénomènes que l'on peut observer.

Le scientifique n'est pas une personne qui sait, mais une personne qui cherche. L'activité scientifique dépend d'un mélange improbable de vivacité intuitive (pour formuler de nouvelles explications) et de rigueur analytique (pour être très rigoureux sur le résultat des intuitions). Ces deux capacités sont rarement concentrées dans la même personne et, même lorsque cela se produit, chaque être humain est un mauvais juge de ses propres intuitions. C'est pourquoi il n'y a de bonnes sciences que lorsqu'il existe une communauté scientifique qui produit et dialogue intensément, de telle sorte que l'intuition créatrice de chacun soit contrebalancée par la rigueur avec laquelle nous analysons les hypothèses explicatives que nos collègues présentent (et non nos propres idées, toujours « brillantes »).

La science implique une approche très rigoureuse, mais elle est aussi très coûteuse et lente, ce qui la rend inadaptée à la plupart de nos problèmes quotidiens. Nous utilisons généralement des approches moins fiables, mais également plus rapides et plus accessibles. Notre compétence linguistique à catégoriser les événements nous offre un moyen simple de faire du raisonnement inductif, dans la mesure où notre façon de parler des choses que nous observons implique une classification en cascade : énoncer la phrase « j'ai vu un perroquet » implique de traiter un certain objet comme appartenant au groupe des oiseaux, qui sont des types d'animaux, qui sont des types d'êtres vivants.

Nos cultures disposent d'une multitude de connaissances sur les êtres vivants, les animaux et les oiseaux, qui nous permettent d'inférer diverses choses sur un objet qui nous est présenté comme appartenant à ces catégories. Ces connaissances n'ont pas été développées par une seule personne, mais découlent d'un long processus de sélection et de développement, au cours duquel se manifeste une capacité qui rend l'espèce humaine unique : l'accumulation culturelle.

Les primates ont une intelligence et une créativité très élevées, qui leur permettent d'apprendre de nouvelles choses en observant le monde. Le langage abstrait des humains amplifie cette dynamique, car nous apprenons énormément les uns des autres dans la mesure où nous pouvons parler du monde au moyen d'un langage abstrait. La capacité de classification que nous offre le langage est particulièrement importante car, en traitant de catégories abstraites, nous sommes devenus une espèce dotée d'une grande capacité, non seulement d'apprentissage, mais aussi d'enseignement.

Ainsi, nous n'apprenons pas seulement de nos propres expériences, mais également de celles d'autres personnes. Nous apprenons même de personnes décédées, puisque le langage permet une longue chaîne de transmission, dans laquelle les connaissances se répandent bien au-delà du contexte temporel et spatial dans lequel elles ont été développées. Chaque fois qu'un savoir est appliqué (sur l'accouchement, l'agriculture, la rhétorique, etc.), les conséquences de cette application constituent une forme de test. Seuls les savoirs qui s'avèrent très robustes peuvent rester dans le répertoire commun des connaissances : le sens commun.

Les connaissances particulièrement aptes à favoriser notre survie et notre bien-être tendent à rester stables dans l'ensemble des récits qui traversent chaque société : elles s'inscrivent dans une tradition, qui est enseignée et apprise par tous les membres d'une communauté. Cette dynamique sociale de transmission des connaissances permet un processus de sélection rigoureux, puisqu'une même connaissance (sur la chasse, la cuisine ou le traitement des maladies) peut être testée dans de multiples contextes d'utilisation.

Il n'est pas étonnant que les sociétés se soient dotées de systèmes de protection de ces répertoires, dont la contestation est souvent interdite : des formes d'organisation sont considérées comme sacrées, des interdits acquièrent une force divine, des modes de vie sont considérés comme des impositions d'un ordre naturel. La principale de ces protections est précisément notre immense capacité à ne pas les percevoir comme des catégories : notre langage traite ces classifications comme des objets aussi réels que les choses du monde, ce qui nous fait les considérer comme faisant partie d'un ordre naturel auquel nous ne pouvons pas échapper.

Nous avons tendance à percevoir nos rôles sociaux comme des résultats directs de la nature, et non comme des classifications sociales qui nous classent en tant que femmes, esclaves, nobles, étrangers ou enseignants. Chacun de ces rôles façonne notre expérience et notre sensibilité, mais les approches traditionnelles les considèrent rarement comme de simples classifications. C'est pourquoi le premier effort de la philosophie est précisément de dénaturaliser les catégories cristallisées dans une culture donnée, en révélant ce qu'il y a d'arbitraire et de contingent dans les classifications que nous prenons pour naturelles, éternelles et incontournables.

La stratégie de catégorisation ne semble pas être l'invention d'une culture humaine particulière, car elle semble être intégrée dans la manière dont notre cerveau traite le langage. Notre cortex cérébral ne traite pas les informations sensorielles de manière autonome pour les regrouper ensuite en classes, en considérant différemment les choses observées et les critères de catégorisation. L'identification des modèles se fait simultanément au traitement des données produites par notre système sensoriel, de sorte que nos propres perceptions couplent des contenus empiriques et des catégories d'analyse : cris de peur, odeurs de nourriture, goûts de l'enfance.

Les capteurs de notre système nerveux interagissent physiquement avec l'environnement : le système visuel capte les rayonnements électromagnétiques, le système olfactif capte les molécules, le système auditif capte les ondes sonores qui se propagent dans l'air. Les informations qu'elles nous apportent sur le monde sont traitées par notre cerveau, qui organise les perceptions en établissant diverses relations entre elles : similitude, différence, proximité, régularité, etc. Ainsi, le fonctionnement de notre système nerveux implique l'identification de modèles (Mattson, 2014 ; Sparkes, 1969), qui ne sont pas dans les faits, mais dans les relations que nos processus cognitifs établissent entre nos perceptions, nos souvenirs et nos connaissances. Nos opérations cognitives ne perçoivent pas des faits individuels que nous connectons pour en faire des modèles : elles perçoivent déjà les phénomènes comme des modèles.

L'un des exemples les plus clairs de ce type de traitement est la perception du mouvement que nous avons lorsque nous regardons un film : nous savons que le projecteur affiche plusieurs images fixes par seconde, mais cet ensemble est inévitablement perçu par le cerveau comme s'il s'agissait d'un mouvement. Un goût qui nous ramène à l'enfance déclenche des souvenirs oubliés. Un cri de douleur provoque la peur et l'anxiété. En bref, le cerveau réagit à de nouveaux influx en produisant une série d'interactions avec ses propriétés actuelles, de telle sorte que le résultat de ce traitement n'est jamais une pure observation de faits isolés.

Le fonctionnement de notre cortex cérébral rend difficile la formulation claire de la différence entre les objets empiriques et les modèles de compréhension. Une personne qui regarde un film avec attention, en réfléchissant précisément à ses modes de perception, ne devient pas capable de différencier un mouvement réel d'un mouvement illusoire, car les deux sont perçus exactement de la même manière (Engelmann, 2002). Nous distinguons si naturellement les pierres des poissons que nous sommes facilement amenés à penser que notre esprit sait distinguer ces deux catégories de manière automatique et innée. Nous vivons même nos propres processus cognitifs de telle façon que nous ne les percevons pas comme une activité corporelle (comme transpirer ou digérer), mais comme le fonctionnement d'une partie intangible de nous-mêmes : l'esprit.

Chaque fois que nous observons un arbre, il semble que notre esprit perçoive à la fois un objet singulier et une occurrence d'un genre plus large. De même que nous voyons le mouvement dans une succession très rapide d'événements, nous voyons la pertinence d'une catégorie dans la manière automatique dont nous classons un requin parmi les poissons. L'intégration entre les percepts et les modèles est si étroite qu'il paraît raisonnable de décrire nos propres modèles de classification (mouvement, poisson, pierre) comme s'il s'agissait d'objets observables : nous voyons un acte juste comme une expression de la justice elle-même ; nous voyons le ciel bleu de Provence comme une réalisation du « bleu ».

En effet, il semble que ce soit la manière dont notre cerveau nous présente ces éléments, dans la mesure où nous réagissons de façon semblable à n'importe lequel des objets perçus comme appartenant à une même classe. Cette indistinction est également transférée au niveau de nos langues, puisque nous utilisons des noms qui fonctionnent de manière identique aussi bien pour nommer des êtres individuels (l'étoile du matin, l'arbre jaune de mon jardin) que des classes d'êtres. Nos langues traitent la justice ou la beauté comme s'il s'agissait d'entités autonomes, et non comme s'il s'agissait de critères de catégorisation.

La distinction entre élément et classe ne découle pas de notre perception directe ni de nos catégories linguistiques. Elle nécessite une opération analytique, qui examine nos modes de connaissance et de construction des discours. Ce type d'analyse peut nous amener à comprendre que des mots comme « poisson » ou « bleu » ne sont pas des noms propres d'un être particulier, mais des étiquettes qui nous permettent de nous référer à certains ensembles. Nous appellerons « catégories » les classes créées par un processus de catégorisation (division en classes) qui permettent de traiter globalement un ensemble donné d'objets. Le nom de la classe peut varier selon le code linguistique utilisé (bleu, blue, 蓝色的), mais ne confondez pas la catégorie (définie par certains critères classificatoires) avec les mots que l'on utilise pour la désigner.

Activité 3. L'intersection entre les définitions et les objets a été soulignée artistiquement par l'installation de Joseph Kosuth « une et trois chaises » (Kosuth, 1965). Comparez l'installation de Kosuth avec le tableau de René Magritte (Magritte, 1929) « La trahison des images », avec lequel l'œuvre de Kosuth dialogue manifestement. Réfléchissez à ce qu'elles nous apprennent sur les objets, les représentations et les catégories.

1.4 L'arc et les pierres

La catégorisation nous permet d'interagir avec le monde sans dépendre d'une connaissance exhaustive des êtres individuels. Selon Taylor, « la catégorisation sert à réduire la complexité de l'environnement » (Taylor, 2002), ce qui permet à nos interactions avec des phénomènes divers et complexes d'être médiatisées par la façon dont nous décrivons ces phénomènes.

Lorsque nous inventons la catégorie « oiseau », nous pouvons parler de tous les oiseaux en même temps. Dans la catégorie « comestible", nous pouvons regrouper des êtres aussi divers que la plupart des poissons et certains champignons. La catégorie « danger » permet de traiter de manière unifiée des situations très différentes mais qui doivent être traitées avec une attention particulière. La catégorie « interdit » nous laisse indiquer que des comportements qui n'ont rien en commun sont également défendus dans une culture.

Nous avons besoin de cartes qui simplifient la réalité par le biais de classes, définies par certains attributs, afin de dessiner une carte gérable pour nos capacités cognitives limitées. Le langage nous offre la possibilité de multiplier nos cartes : nous savons beaucoup de choses spécifiques sur la maison dans laquelle nous vivons, mais nous savons aussi beaucoup de choses sur les maisons en général. Ainsi, la maisonlogie, l'astrologie, l'arbrelogie et toute autre connaissance ne portent pas sur des entités spécifiques, mais sur des classes d'objets.

Nous dépendons fortement de ces généralisations pour pouvoir interagir avec le monde de manière significative et efficace, cependant nous ne devons pas confondre les choses : chaque arbre a une existence empirique, mais la classe « arbre » n'a qu'une existence linguistique. L'écrivain Italo Calvino a très bien décrit cette relation dans un dialogue entre Marco Polo et Kubilaï Kahn.

Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.
— Mais laquelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.
— Le pont n’est pas soutenu par telle, ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’à elles toutes elles forment.
Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute :
— Pourquoi me parles-tu des pierres ? C’est l’arc seul qui m’intéresse.
Polo répond :
— Sans pierres il n’y a pas d’arc. (Calvino, 1996)

L'arche n'existe pas. Cependant, sans l'idée d'une arche, on ne peut pas parler de la possibilité de faire un pont en pierre qui reste stable. Bien que les pierres soient le seul élément matériel d'un pont, un ensemble de pierres ne constitue un pont que lorsqu'elles sont disposées d'une manière singulière.

Activité 4. Si les ponts sont des pierres disposées d'une certaine manière, peut-on dire que cette manière existe ?

La réponse de Marco Polo à l'exercice ci-dessus serait négative, car il affirme que « sans pierres, l'arche n'existe pas ». Cette affirmation indique que, pour lui, le mot « pont » n'est rien d'autre qu'une classification que nous utilisons pour nous référer à des objets qui ont une forme d'organisation spécifique. Les philosophes qui s'alignent sur la pensée de Marco Polo sont appelés nominalistes : pour eux, le « pont » n'est qu'un nom désignant un ensemble d'objets ayant certaines propriétés communes. Pour eux, la « ponticité » des ponts n'est pas une dimension particulière du mode d'être de ces objets, mais seulement un critère linguistique, qui définit le sens du mot « pont » dans les discours que nous formulons pour communiquer les uns avec les autres.

2. Les paradoxes du sens

2.1 L'impossible apprentissage

Pour Marco Polo, parler du véritable concept de pont est dénué de sens, car le signe a une fonction pragmatique : classer les objets. Dire que « les poissons ont des branchies » semble être une manière simplifiée d'affirmer que tous les éléments de l'ensemble « poissons » ont des branchies. Cependant, il ne s'agit pas seulement de cela. Lorsque nous disons que « le requin est un poisson », nous ne disons pas simplement que chaque requin est un élément de l'ensemble que nous appelons arbitrairement « poisson ». Avec cette phrase, nous essayons de dire que chaque requin concret possède les attributs qui permettent de qualifier certains objets de poissons.

En effet, contrairement à d'autres ensembles, les catégories ne sont pas formées par la simple indication des membres qui les intègrent : leurs limites sont fixées par la définition d'un critère objectif de pertinence.

Activité 5. Le Château, de Kafka, fait-il partie de l'ensemble des livres que j'ai l'intention de lire cette année ?

C'est une question dont j'imagine que vous ne saurez pas répondre, car même moi, j'ignore quels objets font partie de cet ensemble. Même si j'établissais une liste des 10 livres que j'ai l'intention de lire dans les mois à venir, elle dépendrait de critères totalement subjectifs, tels que mon désir, mes connaissances (qui ne savent rien de nombreux livres fantastiques) et ma mémoire (qui oublierait de mettre sur la liste certains des ouvrages les plus intéressants que je connais).

Activité 6. Le Château de Kafka est-il un livre ?

Cette question est complètement différente, car la catégorie « livre » fait partie de notre langage et, dans cette mesure, permet d'appliquer les critères de pertinence qui sont objectivement liés à ce nom. La construction des catégories n'est donc pas un processus quelconque d'élaboration de listes d'objets : il s'agit d'une classification effectuée sur la base de critères objectifs qui peuvent être connus et appliqués par toute personne. Ce caractère objectif et communicable des critères de pertinence a toujours posé un problème aux philosophes, car il conduit à des paradoxes.

Nous avons dit précédemment que la signification d'une catégorie se définit à partir d'autres catégories, de telle sorte que les langues fonctionnent comme une forme de réseau de signification. Cette imbrication fait que la langue acquiert la forme d'un système fermé, dans lequel les significations font référence les unes aux autres. Platon s'est rendu compte que cette description générait une incongruité : l'apprentissage d'une langue semble dépendre de la maîtrise des catégories de la langue elle-même ; pourtant, cet apprentissage ne semble possible que si l'on connaît déjà les catégories que l'on doit apprendre. Cependant, nous savons que l'apprentissage d'une langue est possible, car nous sommes nous-mêmes des locuteurs compétents. Comment expliquer alors cette capacité paradoxale ?

Activité 7. Comment est-il possible d'apprendre une langue si cet apprentissage parait supposer que les personnes possèdent déjà des connaissances linguistiques préalables ?

L'une des principales réponses contemporaines à cette question implique la thèse selon laquelle le traitement de notre cerveau est capable de reconnaître des modèles, y compris les modèles linguistiques impliqués dans la communication verbale. Cette voie permet d'expliquer l'apprentissage linguistique sans l'existence d'une connaissance préalable. En revanche, elle présuppose l'existence d'une capacité préalable de reconnaissance des formes, ce qui nous ramène au point de départ. Comment est-il possible de reconnaître des formes sans s'appuyer au début sur une certaine reconnaissance des formes ? Les réponses modernes, comme les réponses anciennes, finissent par postuler l'existence d'une compétence innée de reconnaissance.

Le fait que les discours scientifiques contemporains relient ces aptitudes à des modes concrets de fonctionnement du cerveau, et non à des modes de fonctionnement d'un esprit intangible, ne change rien au fait que les deux discours tentent de décrire un mode de cognition spécifique, qui serait propre aux êtres humains. En effet, l'une des explications contemporaines les plus influentes de cette question postule que le cerveau humain possède certaines structures innées qui permettent l'apprentissage du langage à partir de l'observation d'une quantité relativement restreinte d'interactions linguistiques.

Il s'agit de l'hypothèse de la « grammaire générative » de Noam Chomsky, qui repose sur l'observation que les enfants apprennent une langue en faisant l'expérience d'interactions linguistiques qui ne sont pas suffisamment complexes pour que leur cerveau soit en mesure d'identifier les modèles linguistiques utilisés par des locuteurs compétents de la langue. Cette incongruité entre la complexité des observations et la complexité du modèle compris a conduit Chomsky à proposer l'existence d'une capacité cérébrale spécialement développée pour identifier et reproduire les modèles linguistiques (Cowie, 2017).

Puisque les Grecs anciens ne s'appuyaient pas sur les descriptions modernes du fonctionnement du cerveau, il semble raisonnable qu'ils aient traité la cognition d'une manière plus abstraite, correspondant à la manière intangible dont nous observons nos propres pensées. Pour eux, la pensée était une propriété de nos facultés intellectuelles : notre rationalité.

La description explicite de ce paradoxe remonte aux réflexions de Platon, qui a formulé une théorie de la connaissance et du langage visant à surmonter cette incongruité. Il lui paraissait absurde qu'il soit impossible d'apprendre une langue, puisque même les personnes qui manquent de connaissances spécialisées maîtrisent la langue dans laquelle elles ont été socialisées. La réponse qu'il a formulée impliquait la négation d'une thèse que ce texte a présentée comme triviale : le caractère classificatoire des catégories linguistiques.

Contre le nominalisme de Marco Polo, Platon pourrait reconnaître que les mots « pont » et « bridge » ne sont peut-être qu'un nom. En revanche ces noms ne renvoient pas directement à un ensemble hétérogène d'objets, mais à une « essence » : un ensemble de propriétés qui seraient partagées par tous les éléments que l'on peut correctement qualifier comme des ponts.

2.2 Les concepts

Dans une approche essentialiste, les mots « pont » et « 橋 » seraient différents signes qui partageraient la même signification. Ces mots ne renvoient pas directement à l'ensemble des ponts, mais au mode d'être spécifique partagé par ces objets que notre culture nomme « pont ». Le langage n'aurait donc pas une simple fonction classificatoire : les signes linguistiques ne devraient pas découler d'un processus de catégorisation des objets du monde, mais devraient se référer à l'essence propre des objets désignés. Ce type de perspective indique que des termes comme « poisson », « bleu » ou « justice » ne sont pas des catégories qu'une culture peut redéfinir à sa guise, puisque les termes que nous utilisons doivent correspondre aux véritables concepts d'un objet.

Conformément aux visions du monde de son époque, Platon construit sa théorie en opposant la pensée au langage. Le concept serait une forme de représentation mentale des essences, opérée par nos facultés rationnelles. Le langage peut nommer le concept « pont », mais ce concept lui-même est un objet de notre pensée et non de notre langage. Pour les Grecs, comme pour la plupart des gens aujourd'hui, la pensée est comprise comme un domaine très particulier. D'une part, son existence dans le monde semble évidente, puisque nous pensons (Descartes, 2001). D'autre part, l'activité intellectuelle n'est pas empiriquement observable, ce qui la fait interpréter comme l'exercice d'une rationalité qui transcende notre corporalité.

On pense concrètement, mais la pensée elle-même paraît être quelque chose d'intangible, ce qui constitue une combinaison déconcertante. Cette bizarrerie est toutefois levée par la perception classique selon laquelle la pensée est une activité de notre âme (psyché), qui serait notre partie intangible. Le binôme pensée/âme permet ainsi une médiation entre le monde sensible que notre corps habite et le monde intelligible composé par l'ordre même du monde, visible par les facultés rationnelles impliquées dans notre propre cognition. Dans cette perspective, la pensée doit toujours être le reflet de la nature elle-même, car la rationalité humaine est précisément la capacité de percevoir les choses telles qu'elles sont. Il ne s'agit pas seulement de percevoir de manière sensible les phénomènes observables, mais de percevoir les différents éléments qui composent l'ordre naturel sous-jacent.

Dès lors que la rationalité nous permet de saisir directement les modes d'être des choses, nous devenons capables de nous faire une représentation mentale de ces essences, que nous appelons concepts, formes ou archétypes. Cette représentation intègre notre pensée, qui est simultanément réelle et abstraite. L'existence réelle des modes d'être que notre rationalité perçoit dans le monde finit par dissoudre le caractère paradoxal de l'apprentissage des langues : les catégories linguistiques ne seraient pas définies en fonction d'autres catégories (ce qui conduirait à une circularité paradoxale), mais par rapport à leur correspondance à quelque chose qui transcenderait le langage : l'essence des choses, qui serait un objet du monde.

Lorsque nous regardons les différents ponts de pierre, nous voyons dans chacun d'eux une arche et nous supposons que cette arche existe. L'arche nous semble aussi réelle que les pierres, bien qu'elle ne se manifeste qu'à notre rationalité. La croyance en l'existence de catégories favorise le passage du champ linguistique (des significations) au champ ontologique (des modes d'être), ce qui est l'une des marques communes à la philosophie grecque, aux différents systèmes religieux et au sens commun. Cette opération est si courante que les philosophes lui ont donné un nom spécifique : l'hypostase, c'est-à-dire le fait de traiter des choses abstraites comme si elles étaient concrètes.

Activité 8. Identifiez trois concepts hypostasiés dans les discours contemporains.

Nos cultures nous éduquent à hypostasier les schémas utilisés pour décrire les choses, en traitant comme existantes les catégories abstraites qui intègrent nos langues : justice, validité, droit. Les individus traitent souvent l'existence d'une force de gravité invisible avec la même irréflexivité que les Grecs parlaient des âmes. Ce même manque de critique traverse généralement plusieurs discours actuels qui parlent des droits universels de l'homme, de la souveraineté du peuple et de l'interprétation correcte de la constitution. Cela quand ils n'utilisent pas une opposition entre activités psychiques et corporelles qui actualise la distinction grecque entre âme (psyché) et corps ou même une référence directe aux esprits et démons qui habitaient les discours mythologiques critiqués par les philosophes de 2 000 ans dans le passé. Apparemment, notre tendance à hypostasier les catégories descriptives ne semble pas avoir sensiblement diminué au cours des derniers millénaires.

2.3 Pensée et langage

Une fois que nous sommes convaincus de l'existence de l'arc sous-jacent, nous en arrivons à observer un pont rectiligne en béton et à comprendre que l' « arc » du pont droit y est présent : c'est un segment d'un cercle de rayon infini. Une fois que nous sommes convaincus que la réalité fonctionne selon des équations mathématiques prédéfinies, nous pouvons consacrer notre vie à la recherche d'un système d'équations simple et élégant permettant d'expliquer tous les phénomènes observables, que ce soit à l'échelle astronomique ou microphysique. Ce n'est pas un hasard si les anciens pythagoriciens ne considéraient pas l'étude des mathématiques comme un langage permettant de parler de quantités, mais plutôt comme une enquête sur la nature même des choses.

Dans le monde antique, Pythagore n'était pas connu pour ses découvertes mathématiques, mais parce qu'il « présentait un cosmos structuré selon des principes moraux et des relations numériques significatives » (Huffman, 2018). L'identification de proportions mathématiques dans les phénomènes observés était considérée non seulement comme une description correcte du monde, mais encore comme une preuve du caractère parfaitement ordonné de l'univers. Un point crucial des récits antiques sur la nature des choses, qui se retrouvent autant dans la notion grecque de cosmos que dans les concepts orientaux de tao et de dharma, est le fait que l'ordre naturel est simultanément physique et moral.

Activité 9. Considérez-vous que l'interdiction de l'esclavage est une règle naturelle et universellement valable ?

Un même ordre définit le mouvement des astres et les obligations familiales, parce qu'ils font partie de la même nature. Ce croisement entre régularités empiriques et valeurs morales engendre la notion traditionnelle de sacralité de la nature : l'ordre des choses doit être non seulement connu, mais aussi adoré et respecté, parce qu'il a été établi par l'autorité fondatrice des dieux. Les mythes de diverses cultures nous révèlent que toute tentative de rompre l'ordre naturel/divin des choses conduit à la tragédie, au châtiment, à la catastrophe. La croyance en cet ordre immanent traversait les anciens modèles de pensée, et nous ne devons donc pas nous étonner que les premiers philosophes se soient conçus comme des personnes dédiées à la compréhension directe de l'ordre naturel des choses.

Pour en revenir aux villes invisibles de Calvino, l'ordre naturel est l'arche qui soutient le pont de la réalité. Les cultures anciennes considéraient que cette arche non seulement existait, mais qu'elle était la réalité ultime d'un univers. Pour ces cultures, l'arche prime sur le pont : les ponts en béton sont une sorte de réalisation éphémère d'arches éternelles. Par conséquent, la connaissance la plus fondamentale et la plus respectable est celle qui a pour objet les arches elles-mêmes (l'ordre naturel), et non la multiplicité des ponts individuels.

Puisque les penseurs anciens (philosophes, religieux, artistes, etc.) observaient le monde dans leur quête de compréhension de l'ordre sous-jacent des choses, il est prévisible qu'ils n'aient pas considéré que les diverses cultures pouvaient classer les phénomènes observés de la manière qui leur convenait. La prémisse de cette vision du monde est que le caractère organisé de la réalité implique le fait que chaque élément de l'univers (hommes, oiseaux, villes, etc.) a une « manière d'être » qui lui est propre et qui définit sa place dans le grand ordre. Dans une telle perspective, l'essence est un « mode d'être » propre à chaque objet.

Ce « mode d'être » n'intègre pas l'objet empirique lui-même. D'une part, l'essence n'est pas une propriété concrète et ne peut donc pas faire partie des objets concrets. D'autre part, l'essence est un élément partagé par tous les objets d'un même genre, ce qui rend absurde le fait de la comprendre comme un attribut de chaque élément particulier. Ce n'est pas que chaque pont ait une essence particulière : l'essence est précisément ce que tous les ponts partagent, ce qui fait qu'elle ne peut jamais se trouver dans aucun des ponts concrets.

Activité 10. Quelles sont les propriétés déterminantes de l'essence associée au concept de chat ?

Il s'agit d'une approche qui fait que les concepts ne font pas partie des langues elles-mêmes. Les objets existent dans le monde et leur ontologie est déterminée par un ensemble d'attributs essentiels qui leur sont conférés par l'ordre naturel lui-même. La rationalité humaine doit pouvoir observer la complexité du monde et dévoiler, au-delà de la multiplicité radicale des êtres individuels, les essences qui correspondent à chaque classe d'êtres : les poissons, les ponts et les arches.

La conception qui oppose langage et pensée suppose que la connaissance du monde est fonction de notre rationalité, alors que le langage n'a qu'une fonction instrumentale : c'est un instrument de transmission de la pensée. Le fait que les langues utilisent des termes vagues et des classifications imprécises ne modifie ni les objets ni les concepts, qui devraient pouvoir être perçus directement par notre raison. Dans ce modèle, les concepts sont des produits de notre rationalité et ne doivent pas être confondus avec les signes linguistiques qui les désignent.

Activité 11. Le concept de chat resterait-il le même si les chats avaient tous disparu ?

Dans nos cultures, lorsqu'une personne demande « qu'est-ce que la justice ? », elle ne cherche pas à savoir ce qu'une culture appelle justice, ni à connaître l'ensemble des actes considérés comme injustes à un moment donné. Ce type de question n'exprime pas un doute sur « ce que nous appelons la justice », mais sur « ce qu'est réellement la justice ». Les philosophes grecs n'ont pas inventé la question du sens véritable du « bien » ou du « courage ». Ils ont simplement créé un modèle qui explicite que ce type d'interrogation porte sur les « attributs essentiels d'un objet », et non sur les « critères d'appartenance à une catégorie ».

Ainsi, le nom de « justice » ne renverrait pas directement à un ensemble d'objets (les actes justes), mais à l'essence même que partagent ces objets. Ainsi, l'analyse philosophique classique nous indique que les différents noms que nous pouvons avoir pour la justice (justice, justicia, 正義) renvoient au concept de « justice », qui devrait être une description adéquate des attributs que tout objet doit avoir pour se constituer en pont. Cette description est effectuée par notre pensée de telle sorte que le concept de justice reste le même, même si les signes qui s'y réfèrent changent en fonction de la langue utilisée.

3. La gestion des paradoxes

3.1 La justice existe-t-elle ?

Marco Polo pourrait répondre que la justice existe, tout comme les licornes, les esprits et les dieux : en tant qu'éléments d'un système symbolique. La catégorie justice peut renvoyer à ces croyances partagées. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'il existe dans le monde quelque chose qui ressemble à la véritable essence de la justice.

Cette réduction de tous les concepts à des catégories linguistiques classificatoires est en contradiction flagrante avec nos cultures et la philosophie classique, car ces systèmes considèrent que les concepts doivent refléter l'ordre immanent des choses. La particularité de la philosophie grecque est d'indiquer que chaque personne possède une capacité rationnelle qui lui est propre et qui intègre l'« essence » de l'être humain, c'est-à-dire sa propre « humanité ». Cette rationalité permet à chaque individu de reconnaître les schémas d'organisation de la nature, en identifiant les véritables concepts de justice, de beauté ou de bleu.

Le concept est un produit de la pensée et la pensée est une fonction de notre psyché, c'est-à-dire de notre âme. Si l'âme est capable d'appréhender l'ordre du monde, c'est parce qu'elle aussi est abstraite et rationnelle : chaque être humain possède en lui un peu de l'éternité qui marque l'ordre immanent. Dans l'interprétation chrétienne de Thomas d'Aquin, la rationalité humaine est une forme de participation à la rationalité divine (Thomas d'Aquin, 1980) : notre intellect est une sorte de scintillation de l'intellect absolu d'un dieu absolu.

Il n'est pas surprenant qu'une culture qui décrit l'élément le plus spécifique de l'être humain comme une psyché simultanément réelle, immatérielle et éternelle, considère que l'essence de tous les objets du monde est également réelle, immatérielle et éternelle. Chacune de ces homologies renforce la perception d'un univers ordonné et cohérent dont les régularités traversent aussi bien les êtres empiriques que les entités immatérielles. Pour ce type d'approche, le concept n'est pas une classification linguistique : c'est la représentation mentale d'une essence, c'est-à-dire des attributs qui définissent la manière d'être des différents êtres que nous observons.

Dans les discours imprégnés de la croyance en un ordre sous-jacent, il y a une primauté de l'ontologique sur le linguistique : on considère qu'il y a différents êtres dans l'univers, et que le mode d'être de chacun d'eux est naturellement défini. Les différents êtres qui partagent la même essence forment une sorte de « classe naturelle », que notre intellect peut identifier et représenter au moyen d'un « concept ». Cette représentation mentale se fait par la pensée pure, qui opère dans l'environnement intangible de notre âme connaissante, ce curieux espace où les événements sont à la fois réels et intangibles. Nous connaissons ce plan ineffable parce que nous sommes habités par une âme qui nous permet de sortir de la caverne et de voir les choses telles qu'elles sont.

3.2 Existe-t-il de véritables catégories ?

L'archétype du penseur réaliste est Platon, qui reconnaissait explicitement que notre langage parle des formes des choses comme si ces formes avaient une existence autonome. Platon comprenait que nous ne pouvions qu'observer empiriquement le caractère concret des pierres, mais il soutenait que l'observation des pierres formant un pont, faite par une âme douée de rationalité, serait en mesure de nous montrer les attributs propres à l'arche qu'elles forment.

Face à la demande de Kubilaï Khan, Platon aurait fait un discours sur les attributs essentiels des arches qui caractérisent un pont. En effet, Platon ne s'intéressait guère aux pierres, qui n'étaient que des éléments empiriques éphémères. Plus importante était l'idée du pont lui-même, un modèle abstrait et éternel comme l'âme qui l'observe, une essence qui transcende les pierres, les bois et les métaux. Selon Platon, si nous sommes capables de reconnaître des ponts, des arbres et des poissons, c'est parce que notre intellect doit déjà posséder des « modèles innés », sans lesquels nous confondrions fatalement un pont avec une tour ou une route.

La réponse de Marco Polo à Khan suggère que le mot « arche » est une catégorie abstraite qui désigne une certaine façon d'organiser les pierres d'un pont. Cette idée est incompatible avec l'existence d'un concept objectivement vrai (ou faux) d'arche ou de pont. Pour qu'il soit possible d'analyser la véracité d'un concept, il est nécessaire qu'il fasse référence à un objet existant. C'est pourquoi Platon a compris que la véracité objective d'une proposition (comme « les requins sont des poissons ») dépendrait de l'existence de modèles réels de « requin » et de « poisson ».

En quittant la biologie et en entrant dans la politique, nous pouvons nous demander comment il est possible d'identifier un gouvernement juste ou une décision légitime. Pour Platon, la possibilité d'une argumentation solide sur le bien exige que le mot justice ne soit pas seulement un concept linguistique utilisé pour catégoriser les actes humains : il faut qu'il y ait une « idée de justice » en tant qu'objet abstrait.

Marco Polo pourrait rétorquer : « sans actes, la justice n'existe pas ». La « justice » n'est rien d'autre qu'un nom utilisé pour désigner un ensemble d'actes, sur la base d'attributs qu'ils partagent. Le « droit » n'est rien d'autre qu'une catégorie que l'on utilise pour désigner un ensemble d'énoncés normatifs. En réponse, les platoniciens soulignent que l'intelligibilité du monde requiert l'existence à la fois des actes évalués et des critères d'évaluation. Pour qu'il y ait des critères objectifs de justice (comme l'interdiction de l'esclavage ou de la torture), ces paramètres doivent être dotés d'une existence autonome par rapport aux faits qu'ils désignent.

Marco Polo serait probablement d'accord avec l'argument platonicien, mais il soulignerait qu'il n'existe pas de concept objectivement correct de pont, de loi ou de justice. Dans l'univers, il y a, entre autres, des animaux, des comportements et des croyances. Pour qu'une valeur soit objectivement correcte, les critères qui la définissent doivent exister, comme les pierres et les poissons. Par conséquent, le résultat des positions de Marco Polo est un relativisme qui traite toutes les catégories à partir de leur contenu linguistique.

Le relativisme du marchand vénitien n'est pas compatible avec le réalisme moral de nos cultures, pour lesquelles les thèses platoniciennes selon lesquelles il existe des concepts corrects de droit, de personne et de propriété ont beaucoup plus d'attrait. Pour qu'il y ait une véritable catégorie, il faut qu'une classe naturelle existe dans le monde, de sorte qu'il puisse y avoir une correspondance entre le langage et le monde décrit. Les catégories ne peuvent pas être fondées sur des critères de commodité classificatoire, mais doivent correspondre à un modèle naturel d'organisation des choses : les vraies catégories ne sont pas des critères linguistiques artificiels, mais des classifications qui respectent les essences partagées par les objets eux-mêmes.

Lorsque nous parlons de vraies catégories, de valeurs objectives de justice et de concepts universels de droit, nous nous rangeons du côté de Platon. Bon gré mal gré, l'utilisation d'un tel répertoire catégoriel implique l'adoption d'une perspective essentialiste, qui considère que certains objets abstraits existent.

3.3 Les mots et les choses

Étant donné que nos formes de fonctionnement cérébral traitent les perceptions, les souvenirs et les connaissances de manière intégrée, nous devons reconnaître que Platon a eu raison de noter que notre langage fonctionne comme si les modèles d'organisation (comme les arches des ponts) étaient effectivement des objets autonomes. Le malentendu platonicien consistait à tirer des conséquences ontologiques de l'observation de la manière dont nous construisons nos schémas linguistiques. Cependant, pour rendre justice à Platon, il faut garder à l'esprit qu'il vivait dans une société qui concevait le fonctionnement du cerveau comme l'opération d'une âme connaissante, qui habitait un corps perceptif et instinctif. Si la cognition elle-même était expliquée sur la base d'une référence à une entité abstraite considérée comme réelle (l'âme), il n'est pas surprenant que Platon ait supposé que le monde réel fût structuré à partir de certains modèles abstraits.

De Platon à Kant, les philosophes ont supposé l'existence d'une âme, où s'enracine notre rationalité. L'explication kantienne selon laquelle nous avons l'obligation d'observer les conclusions de notre rationalité est que notre âme intellectuelle se soumet naturellement aux dictats de la raison, du fait qu'elle est essentiellement rationnelle. Kant a devancé Platon en ce qu'il a compris que nos modes de connaissance définissent nos perceptions du monde. Alors que Platon supposait que nous étions capables d'observer directement la réalité d'un univers essentiellement rationnel, Kant a compris que nos descriptions dépendaient de l'intégration des formes humaines de sensibilité et de cognition (Kant, 2001).

Kant avait l'intuition que notre cognition et notre sensibilité fonctionnent de manière intégrée, mais il n'existait pas à son époque de connaissances biologiques permettant d'associer cette intuition à une description scientifique. Après Kant, il est devenu rare de parler d'âme, mais l'idée qu'il existe une forme de « conscience », qui ne peut être réduite au fonctionnement matériel de notre corps, s'est consolidée.

Dès le XXᵉ siècle, Husserl a souligné l'incapacité de la science à décrire les processus d'une « conscience » qui n'était pas empiriquement observable et qui, par conséquent, devait être comprise à partir d'une analyse réflexive : une analyse de la conscience, faite par la conscience elle-même. Ce type de réflexion devrait pouvoir nous montrer les « essences » des êtres : l'observation attentive des phénomènes devrait pouvoir mettre en évidence leur structure rationnelle interne, leurs essences immanentes et universelles.

Tout au long du XXe siècle, nous sommes parvenus à une connaissance biologique qui a rompu avec la dualité âme/corps et a commencé à étudier notre cognition comme l'expression de nos modes spécifiques de fonctionnement cérébral.

L'observation des conclusions de penseurs aussi sagaces que Platon, Kant et Husserl nous suggère que les êtres humains ne peuvent pas, en réfléchissant à leurs propres modes de pensée, faire la différence entre ce qui est une perception et ce qui est un modèle construit à partir de cette perception. En effet, il est compréhensible que les êtres humains aient tendance à considérer que les modèles créés par leurs processus cognitifs existent matériellement, puisque le traitement de notre cerveau nous suggère que nous observons ces modèles directement dans le monde.

Une telle difficulté à séparer les objets empiriques de nos modèles de compréhension signifie que nous devons toujours être conscients de la différence radicale entre les mots et les choses. En particulier, nous devons garder à l'esprit que le mot « pont » désigne des objets qui ont certaines caractéristiques (formes, fonctions, dimensions), mais que ce mot n'a pas les mêmes qualités que les objets qu'il désigne. Les mots peuvent être précis, ambigus, avoir une histoire plus ou moins longue, de diverses étymologies. Les choses peuvent être vertes, lourdes et toxiques.

Une telle distance entre le mot-pont et les objets-ponts peut nous déconcerter, d'autant plus que nous vivons dans une culture qui semble présupposer que les mots ont une relation plus étroite avec les choses. S'il y a un ordre dans le monde, il devrait y avoir une relation directe entre les objets et les classes : nous devrions pouvoir appeler les choses par leur vrai nom. Pour cela, il faut faire la différence entre les justes noms, qui révèlent les attributs essentiels des objets, et les faux noms, qui obscurcissent notre perception des choses.

Platon s'est rendu compte de cette nécessité et a tenté de la surmonter en reconnaissant que pour que les vrais noms soient connus, ils doivent être des objets observables, et non de simples étiquettes : ces catégories doivent être traitées comme des objets abstraits, qui existent dans un monde particulier, sans quoi nous ne pouvons pas parvenir à une connaissance objective de la justice, du bien ou de la vérité (Balaguer, 2016). Si ces mots ne sont que des classifications, la connaissance morale serait impossible, ce qui semble absurde pour l'épistémè classique, pour utiliser un concept que Michel Foucault présente dans le livre qui a inspiré le titre de cette section (Foucault, 1989).

Selon Foucault, chaque époque développe une série de conditions de vérité, qui déterminent ce qu'il est acceptable ou non de dire dans l'arène publique. À l'époque des Grecs, une explication du monde qui ne soit pas structurée par l'idée d'un ordre naturel immuable et d'une rationalité humaine capable de le dévoiler n'était pas concevable. Dans ce contexte, il était raisonnable pour Platon de considérer que les sens des noms auraient une existence réelle, de sorte qu'il serait possible de distinguer les vrais noms des faux.

Pour les nominalistes, en revanche, la justice n'est pas un objet abstrait, mais une catégorie linguistique. « Oiseau » n'est pas une étiquette désignant un concept qui renvoie à des objets partageant la même passivité essentielle. « Oiseau » n'est pas une étiquette désignant un concept qui renvoie à des objets présentant Pour les nominalistes, cela n'a pas de sens de s'attendre à ce qu'il y ait des classes qui correspondent à des choses.

La confrontation entre nominalistes et réalistes est un débat récurrent dans la philosophie occidentale, qui dénote une difficulté à intégrer ce que le langage semble faire (rendre possible des classifications abstraites) et ce que la philosophie grecque attendait de notre rationalité (différencier les catégories fausses des catégories vraies, conformes à l'ordre même du monde).

3.4 Philosophie et paradoxes

Le discours philosophique se nourrit des paradoxes que les philosophes perçoivent dans les récits, y compris philosophiques, produits par les cultures qu'ils analysent. Le présupposé de la philosophie de matrice grecque est l'existence d'une nature parfaitement organisée, à partir d'une combinaison de principes ordonnateurs qui régissent aussi bien le monde physique que le monde social, ce qui implique la définition des fonctions de chacun et des structures de gouvernement.

Il ne s'agit pas d'une particularité de la culture grecque ou européenne, mais d'une caractéristique transversale que l'on retrouve dans les différents modèles de pensée du monde antique, tant en Occident qu'en Orient. Il est même prouvé que ce type de perspective trouve ses racines dans la manière dont notre cerveau traite les informations qu'il recueille dans le monde, en les intégrant dans son propre réseau de souvenirs et de connaissances.

L'hypothèse de l'existence d'un ordre cohérent derrière les phénomènes empiriques incite les différents acteurs sociaux à observer le monde à la recherche des principes de son organisation. Comme on pouvait s'y attendre, les discours produits dans les différentes cultures présentent certaines incongruités, notamment en raison de leur engagement dogmatique dans la reproduction des valeurs et des récits dominants d'une culture.

La philosophie émerge là où il devient légitime, et non hérétique, que des individus remettent publiquement en question le bien-fondé des récits traditionnels, ce qui fait des thèmes philosophiques classiques ceux pour lesquels le langage commun n'offre pas de réponses cohérentes : les critères de la vérité et du bien, l'origine du mouvement, les limites de notre connaissance.

L'une des questions qui a toujours déconcerté les philosophes est le caractère paradoxal de la connaissance. D'abord, il semble évident que nous connaissons le monde, bien qu'imparfaitement : chacun d'entre nous observe des phénomènes, s'en fait une représentation mentale et communique à leur sujet par le biais du langage. L'évidence que nous sommes capables de connaître se heurte à la perception rationnelle selon laquelle la connaissance devrait être impossible, car la simple observation des phénomènes empiriques ne nous conduirait pas à les percevoir comme une totalité ordonnée.

L'observation pure des faits ne produit que des fragments : nous voyons un arbre particulier, nous ressentons un tremblement de terre spécifique, nous goûtons un poisson singulier. Les philosophes grecs avaient bien compris que la singularité des événements observés ne permettait pas de les intégrer dans une totalité de sens. Beaucoup d'entre nous ne seraient pas surpris par cette situation : l'absence de signification intrinsèque des choses a imprégné les discours philosophiques et scientifiques des deux cents dernières années, ce qui n'est pas exactement une nouveauté. Cependant, de nombreux sujets contemporains ressentent le même malaise que Platon face à un univers dans lequel chaque objet n'a pas une manière d'être spécifique, y compris ses fonctions et ses finalités.

À la base de ce malaise se trouve notre croyance en l'existence d'un ordre naturel sous-jacent, dont les origines et les structures de cette conviction seront abordées dans le deuxième livre de ce cours. Les réponses de tous les philosophes ont toujours été fondées sur l'épistémè de leur époque, entendue de manière foucaldienne comme l'ensemble des critères qui définissent ce que l'on peut appeler la vérité. Depuis l'Antiquité, les personnes qui croient fermement en l'existence d'un ordre naturel ont tendance à produire des discours indiquant que cet ordre englobe à la fois le monde physique et le monde social, avec ses normes, ses valeurs et ses objectifs.

Cette croyance conduit à une perception particulière des relations entre les mots et les choses.  Au niveau du langage, la philosophie grecque a compris qu'il n'était pas possible de décrire parfaitement l'ordre naturel, car toute description linguistique comporte certaines inexactitudes. La traduction de la pensée en langage est nécessaire à la communication, mais elle ne peut jamais être parfaitement exécutée.

Dans cette tension entre les mots et les choses, les Grecs ont adopté une troisième voie. Ils ne croyaient pas trop aux mots, mais ils ne pouvaient pas non plus considérer que le monde serait entièrement révélé à nos sens faillibles. L'accès à la réalité intime des choses doit être donné par une autre faculté humaine : une rationalité capable de dévoiler les vérités éternelles inscrites dans l'ordre naturel. Cette approche implique une distinction entre la pensée (activité abstraite par laquelle le psychisme exerce sa propre rationalité) et le langage (activité par laquelle nous essayons d'exprimer nos pensées).

Activité 12. Croyez-vous en l'existence de capacités psychiques qui ne sont pas le résultat d'activités corporelles ? Considérez-vous que « l'esprit » est un mot générique pour désigner nos activités cérébrales ou qu'il existe une dualité corps/esprit ?

La croyance en cet ordre dissout le paradoxe de la connaissance lorsqu'elle est couplée à la croyance en une rationalité capable d'observer directement les principes naturels d'organisation : les modes d'être de chaque chose, que l'on appelle typiquement l'essence. L'ensemble des caractéristiques que la nature attribue à chaque objet est son essence : la pierrité des pierres, l'humanité des hommes, la légalité des lois. Dès lors que les essences existent et peuvent être observées, la connaissance cesse d'être paradoxale.

Cette construction a un coût ontologique : elle doit affirmer l'existence autonome de certaines entités abstraites. Le monde ne peut pas être seulement physique. L'univers doit comporter simultanément des objets physiques (comme les planètes et les alligators) et des objets abstraits (comme les concepts de justice et de validité), dont l'existence est métaphysique. L'existence autonome d'entités métaphysiques est un élément nécessaire pour que la philosophie grecque, les religions et le bon sens contemporain puissent fonder leur conviction en l'existence d'un ordre naturel sous-jacent sur lequel les sociétés devraient se refléter.

Le langage aurait pour objet immédiat les pensées (puisqu'il essaierait de les traduire d'une manière communicable). Ce sont les pensées elles-mêmes qui auraient pour objet les choses telles qu'elles sont : la pensée opérerait à travers des concepts, qui seraient une sorte de représentation mentale des choses. Les concepts feraient partie de notre pensée et, de ce fait, ils pourraient être vrais ou faux, en vertu de leur correspondance avec la manière d'être des choses décrites.

Le vrai concept de poisson ou de justice dépendrait de son degré de corrélation avec l'essence même du poisson ou de la justice. Les concepts étant des formes de pensée, ils existent de manière autonome, en dehors du langage. Platon va jusqu'à expliquer cette autonomie en indiquant qu'il existe un plan purement archétypal, habité par des modèles abstraits (mais réels) qui participent à l'ordre même de la nature.

En opposition à cette conception réaliste des concepts et des essences, pris comme des objets dotés d'une existence autonome, s'est construite une approche qui rompt la dualité pensée-langage. Considérant que la cognition humaine opère à travers des opérations linguistiques, plusieurs penseurs ont construit une théorie alternative à la philosophie classique et au sens commun, basée sur l'affirmation que les catégories linguistiques ne sont que des formes de classification des phénomènes sur la base de critères prédéfinis. Dans cette perception, les signes linguistiques sont de simples étiquettes, qui désignent certains ensembles d'objets (poissons, droits réels ou gouvernements), en fixant un critère de pertinence à cet ensemble.

Dans les perspectives nominalistes, les concepts ne sont que des catégories et ne correspondent donc à rien qui ait une existence autonome dans le monde. L'univers n'est pas perçu comme un ensemble d'objets dotés de modes d'être (finalités, fonctions, significations, etc.) définis par les principes organisateurs d'un ordre sous-jacent. Les choses n'ont que l'existence : elles n'ont pas de sens, pas de devoirs, pas de téléologie naturellement définie. Cette approche ne s'attache pas à la découverte de l'ordre immanent du monde, mais à la construction de modèles linguistiques capables d'offrir une compréhension adéquate des phénomènes empiriques.

Le résultat d'une approche nominaliste est l'impossibilité de parler de « vrais concepts », car les concepts ne correspondent à rien. Se référer à de vrais concepts (de justice, de droit ou de politique) serait aussi étrange que de parler de vrais parfums de glace ou de vraies formes littéraires. Ce type de langage traite certains critères classificatoires (évidemment choisis de manière sélective) comme s'il s'agissait d'essences naturelles éternelles et prédéfinies : l'essence de la prose, l'archétype du roman ou le vrai goût de la glace au chocolat.

Le présent texte suggère que les théories réalistes et nominalistes sont des manières alternatives de gérer le paradoxe de la connaissance, constitué par l'impossibilité apparente de découvrir l'essence des choses à partir d'une observation du monde. Les réalistes décrivent le paradoxe d'une manière particulière (les observations empiriques ne nous montrent pas les modèles métaphysiques sous-jacents) et le dissolvent en affirmant que nous avons la capacité rationnelle de voir directement les principes abstraits de l'organisation. Du côté réaliste, le paradoxe est dissous en abandonnant simplement l'idée qu'il y aurait un ordre de significations objectives à saisir. Si les seules significations qui existent sont celles que nous attribuons aux choses au moyen des catégories que nous utilisons pour les classer, cette opération ne conduirait pas à des paradoxes, mais elle ne nous conduirait pas non plus à une connaissance objective des schémas d'organisation du monde.

Activité 13. Vous sentez-vous plus proche de la sensibilité des réalistes ou des nominalistes ?