1. Les catégories paradoxales
1.1 La dissolution des pseudo-problèmes
La plupart des discours philosophiques contemporains indiquent que le concept de poisson n'existe pas dans le monde. Seuls les poissons concrets existent. Le concept de poisson est considéré comme un artefact linguistique : une distinction formulée par certaines cultures dans notre effort pour parler du monde. L'artificialité de tous les concepts n'est pas une thèse acceptée par les perspectives philosophiques classiques, qui se consacrent à l'identification de la nature ontologique des choses. Cet essentialisme est encore présent dans plusieurs approches contemporaines, comme les courants néokantien et phénoménologique, qui rejettent les approches linguistiques et naturalistes en continuant la recherche traditionnelle d'essences immanentes.
On peut se demander : qu'est-ce qu'un poisson ? Une approche ontologique devrait demander quelle est l'essence du poisson, ce qui serait nécessaire pour savoir, par exemple, si les dauphins appartiennent à cette catégorie. Une perspective linguistique, en revanche, s'intéresse aux discours sociaux qui utilisent le mot « poisson » afin d'identifier les règles implicites de cet usage. Un tel point de vue opère une inversion des questions philosophiques classiques, qui ne cherchent pas à comprendre les structures des pratiques sociales, mais à analyser dans quelle mesure elles correspondent à la nature même des choses.
Si l'on classe les animaux en fonction de leur habitat, baleines et requins pourraient être inclus dans une même catégorie, à laquelle on pourrait donner le nom que l'on veut. En revanche, il ne serait pas si facile de savoir si les hippocampes ou les murènes sont réellement des poissons ou s'ils appartiennent à d'autres catégories d'animaux marins. Pour les réalistes, ce type de difficulté classificatoire aurait une dimension ontologique, car elle serait comprise comme une difficulté dans l'identification précise de l'essence du poisson, fondamentale pour la définition exacte de ce concept. Pour les nominalistes, en revanche, il s'agirait simplement d'une imprécision dans les critères de pertinence définis pour la catégorie linguistique « poisson ».
Dans un premier moment, ce diagnostic a incité les philosophes du langage à se consacrer au développement de répertoires catégoriels plus rigoureux, capables de réduire les imprécisions typiques de nos discours. L'intuition qui inspire un tel mouvement est que nombre des questions ontologiques traditionnellement liées à la philosophie ne sont rien d'autre que des questions mal formulées.
L'immense plasticité de notre langage naturel nous permet de poser des questions étranges, telles que : « quelle est la couleur du carré rond ? Bien qu'elle soit linguistiquement compréhensible, la question semble mal formulée parce qu'elle utilise des catégories inadaptées aux objets décrits. Un carré ne peut pas être rond, car la définition de carré est incompatible avec une forme circulaire. Un carré rond n'est pas une catégorie ontologique paradoxale, mais seulement une expression maladroitement construite.
Au lieu de s'étonner de la densité philosophique du paradoxe ontologique associé à l'existence de carrés ronds, nous devrions simplement exclure de notre langage la possibilité de procéder à ce type d'attribution inappropriée de qualités. Il n'est pas pertinent de discuter de la couleur d'un carré : il ne s'agit pas d'une question philosophique, mais d'un pseudo-problème. Puisque les carrés sont des entités abstraites et que les couleurs sont des attributs d'entités concrètes, nous devons reconnaître que l'attribution de certaines qualités à certains êtres n'est ni fausse ni vraie : elle est purement absurde.
Les constructions linguistiques absurdes peuvent être très importantes pour la littérature, mais elles ne nous fournissent pas la base d'une connaissance rigoureuse du monde. Comme l'affirme le poète Manoel de Barros, la poésie implique une sorte de délire du langage, qui se produit lorsqu'un enfant déclare qu'il a « entendu la couleur des oiseaux » (Barros, 2010c). La philosophie du langage a pleinement reconnu la force poétique des paradoxes et l'importance sociale de l'art, mais a tenté de différencier explicitement les fonctions du discours explicatif de la science et l'inventivité créative des discours artistiques.
La science vise à se constituer comme une connaissance rigoureuse du monde et, dans cette mesure, elle a besoin d'utiliser un langage aussi précis que possible. Pour la poésie, il est important de pouvoir utiliser des figures paradoxales et surprenantes, comme le bleu intense des carrés ronds. Le discours scientifique, en revanche, ne peut pas recourir à ce genre de figures surréalistes et métaphoriques, car toutes ses affirmations doivent être clairement définies et empiriquement vérifiables. Les premiers philosophes du langage se sont rendu compte que les discours scientifiques étaient imprégnés d'expressions imprécises et de références essentialistes, qui généraient des propositions dont la correspondance avec les faits était difficile à évaluer. Pour surmonter ce problème, une approche analytique a été développée, imposant aux discours scientifiques une exigence particulière de clarté : une science rigoureuse exige un langage rigoureux, qui doit empêcher (autant que possible) l'émergence d'ambiguïtés et d'inexactitudes.
1.2 Signification et référence
Les premiers philosophes du langage, tels que Bertrand Russell (Russell, 1905), ont montré comment le caractère imprécis des langues naturelles (comme le portugais et le français) conduisait à la production d'énoncés paradoxaux. Ces incongruités tendent à être perçues par les réalistes comme des questions ontologiques complexes, car ils comprennent qu'il existe une homologie entre le langage et le monde (Conti, 2020) : un paradoxe dans le langage indiquerait une incongruité dans les choses elles-mêmes, ce qui serait inadmissible compte tenu de l'hypothèse métaphysique selon laquelle la nature est un système parfaitement ordonné.
Russell a identifié que la source la plus courante de paradoxes était l'autoréférence, qui se produit lorsqu'un énoncé linguistique parle de lui-même, comme dans la célèbre phrase mensongère « Cette phrase est fausse » (Bolander, 2017). Si la phrase est vraie, elle est fausse. Si elle est fausse, elle est vraie. Comme il est absurde qu'un énoncé puisse être simultanément vrai et faux, nous ne disposons pas de critères adéquats pour le classer.
Cette question est apparue à la fin du XIXᵉ siècle, lorsque Gottlob Frege a tenté de rendre compatibles les mathématiques et la logique en utilisant largement la théorie des ensembles. À la base de cette théorie se trouve la notion même d'ensemble : tous les éléments qui répondent à des critères de pertinence préalablement définis, que Frege appelle « marques », feraient partie d'un ensemble donné (Frege, 1960a, p. 145).
Quel est le rapport entre les mathématiques et la philosophie ? La centralité de la notion d'ensemble, qui est également utilisée par Frege lui-même pour penser le rôle linguistique de catégories telles que « justice » ou « pont ». Au moment de leur publication, les thèses de Frege n'ont pas eu beaucoup d'impact, car, comme il l'a lui-même identifié, ses idées semblaient trop métaphysiques pour les mathématiciens et trop mathématiques pour les philosophes (Frege, 1960a, p. 143). Avec le temps, cependant, son influence est devenue si grande qu'il a été reconnu comme le point de départ du tournant linguistique : le moment où l'on a diagnostiqué que la philosophie traditionnelle commettait constamment l'erreur de traiter les significations linguistiques comme s'il s'agissait d'éléments ontologiques.
La théorie de Frege nous a permis de comprendre que chaque concept (tel que « poisson ») se réfère à un ensemble donné d'êtres (« les poissons »), et que la pertinence de cet assortiment est définie par un ensemble fini d'attributs (Frege, 1960a, p. 150). L'une des principales innovations philosophiques de Frege a été d'identifier que la description de tout signe linguistique implique deux dimensions différentes, qui ne doivent pas être confondues : le sens du terme (l'ensemble des attributs) et la référence (l'ensemble des objets désignés) (Frege, 1960b).
Cette composition semblait donner à Frege une théorie logiquement adéquate pour expliquer nos capacités linguistiques, qui permettrait de surmonter les derniers vestiges du réalisme. Les réalistes ont essayé de traiter ces répertoires d'attributs d'un signe comme s'il s'agissait d'un objet abstrait : l'essence. Frege a réduit la signification d'un concept à un ensemble fini d'attributs (et non de substances), qui servent à fixer les limites d'un ensemble donné d'objets.
L'un des grands avantages de ce système est de déplacer plusieurs problèmes du niveau de la référence au niveau de la signification, ce qui permet de traiter sans difficulté des catégories paradoxales, telles que les carrés ronds. Pour les approches essentialistes, le concept est une représentation mentale d'une essence partagée par un groupe d'objets. Pour Frege, il apparaît impossible de supposer que les objets auxquels se réfère un concept partagent une essence commune : ils se présentent simplement comme l'ensemble des objets auxquels se réfère un groupe de marques définies arbitrairement. Selon Frege lui-même, la définition d'un concept ne permet même pas de savoir s'il a une référence.
S'appuyant sur le cadre théorique formulé par Frege, Bertrand Russell a explicitement soutenu que des expressions paradoxales comme « carré rond » sont parfaitement compréhensibles et qu'elles n'entraînent pas de problème philosophique, dès lors que l'on comprend que la possibilité linguistique de formuler un énoncé n'implique pas l'affirmation que les entités nommées existent réellement (Russell, 1905). La possibilité de parler de carrés ronds, de chevaux ailés ou de lois objectivement valides n'implique pas la manifestation de la croyance en l'existence réelle de ces objets, puisque ce type de construction peut être présenté comme un signe linguistique qui a un sens, mais aucune référence.
Dans le cadre de la théorie de Frege, on ne peut même pas cogiter sur l'existence de concepts vrais, puisque la définition de la vérité adoptée dans cette approche (correspondance d'une énonciation aux phénomènes décrits) ne permet d'évaluer que les énoncés, pas les concepts. Les noms et les définitions ont un sens et une référence, mais ils n'apportent pas des énoncés qui peuvent être comparés à des faits empiriques. Par conséquent, la véracité d'un concept en vient à être considérée comme une idée aussi absurde que sa couleur ou son volume : il s'agit de l'attribution d'une propriété qui n'a aucun rapport avec l'objet désigné.
Il s'agit d'une étape importante pour la philosophie, car elle a jeté les bases d'un discours philosophique dans lequel la notion d'« essence » n'a tout simplement pas sa place. Le langage mathématisé de la science moderne ne permet pas de discuter de la finalité des objets, car la « finalité » n'est pas une propriété que l'on peut désigner à l'aide de langages mathématiques. Les mathématiques n'étant capables que d'établir des relations quantitatives entre les objets, il n'est pas possible de produire une équation sur les essences et les finalités. Ainsi, la mathématisation exclut des sciences toute dimension métaphysique, sans même qu'il soit nécessaire de présenter des arguments en ce sens.
Dans le domaine de la philosophie, l'approche mathématisant de Frege exclut de son système linguistique toute possibilité de traiter des essences d'un concept, puisque le concept de « sens » n'est pas présenté comme une référence à des objets idéaux, mais comme un ensemble arbitraire de marques. Avec Frege, on a jeté les bases d'une théorie qui, au lieu de réfuter l'essentialisme des perspectives philosophiques traditionnelles, se contente de le qualifier de « délire linguistique », que l'on peut éviter en développant un répertoire catégoriel adéquat qui rend impossible l'émergence de questions métaphysiques.
2. Vérité et validité
2.1 Vérité et énonciation
L'une des conséquences les plus dramatiques de la perspective analytique de Frege et Russell est l'impossibilité d'évaluer la véracité des déclarations faites à propos de noms sans référence ou avec des sens indéfinis. Pour l'un comme pour l'autre, la véracité est une qualité qu'il n'est logique d'attribuer qu'à des énoncés complets, composés de définitions clairement établies et empiriquement vérifiables (Frege, 1960b ; Russell, 1905). Comme le précise Wittgenstein dans le Tractatus (Wittgenstein, 1922), l'ouvrage qui consolide l'approche analytique, seuls les énoncés décrivant des phénomènes empiriques peuvent être évalués en termes de véracité.
Pour les comptes analytiques, la « véracité » est comprise comme une correspondance entre les énoncés descriptifs et les phénomènes qu'ils décrivent. Le nominalisme de Frege va jusqu'à redéfinir le mot « concept » pour le décrire comme une fonction qui attribue des qualités à un objet (Frege, 1960b). Dans la théorie mature de Frege, au lieu d'être une représentation mentale d'une essence, le concept en vient à être considéré comme une simple assignation de propriétés, qui aurait la structure C(x) : cet énoncé correspondrait à l'assignation à la variable x des attributs définis par le concept C.
Dans la mesure où le concept serait un énoncé qui attribue des qualités, il serait susceptible d'être évalué en termes de vérité et de fausseté. Appeler cette fonction un concept est presque une ironie : comme dans l'approche classique, les concepts sont véridiques ; cependant, leur contenu ontologique est vidé, car les concepts sont réduits à l'affirmation qu'un certain objet fait partie d'une classe (Frege, 1960b).
Bien qu'il y ait un sens linguistique dans l'attribution de qualités à un objet empiriquement inexistant (comme le roi actuel de France ou la signification objective d'une norme), l'inexistence d'une référence concrète rend impossible l'évaluation de la véracité de cette phrase. Par cette construction théorique, Frege nie la possibilité d'analyser la véracité d'objets qui n'ont pas d'existence empirique. Cette position conduit Wittgenstein à défendre, dans le Tractatus, que la connaissance rigoureuse des scientifiques doit rester muette sur tous les énoncés dont la véracité n'est pas accessible en termes de correspondance avec les faits (Wittgenstein, 1922). Ce naturalisme est ensuite généralisé par l'épistémologie de Popper, qui dénie le statut scientifique à tout énoncé qui ne peut pas être réfuté par une référence factuelle (Popper, 1973).
L'application directe des critères analytiques au domaine juridique entraînerait une réfutation non seulement du caractère scientifique de la connaissance juridique. Comme le souligne Frédéric Rouvière, la falsifiabilité poppérienne exige la possibilité de soumettre les énoncés juridiques à un test empirique qui n'a pas de sens lorsqu'il s'agit d'énoncés portant sur les significations d'un texte normatif, dont la définition ne peut être mesurée en termes factuels (Rouvière, 2015, p. 2227). Les énoncés qui attribuent des propriétés à des noms sans référence empirique (comme « droits de l'homme « ou « culpabilité ») ne s'inscrivent tout simplement pas dans une connaissance rigoureuse des phénomènes du monde.
Cette incompatibilité flagrante avec les approches juridiques (Rouvière, 2015, p. 2227) fait que les philosophes du droit qui dialoguent avec la philosophie du langage utilisent typiquement des références théoriques différentes du scientisme naturaliste de la philosophie analytique de Frege, Russell et du premier Wittgenstein.
La première voie qui s'ouvre est celle d'un retour au réalisme de matrice platonicienne. Retour n'est pas tout à fait le bon mot, puisque la majorité des juristes n'ont jamais abandonné la sensibilité jusnaturaliste, qui comprend le monde social à partir du présupposé qu'il existe un ordre juridique immanent à la nature et qui devrait servir de modèle à nos formes d'organisation sociale.
Les juristes liés au jusnaturalisme continuent de considérer la « souveraineté populaire » et le « sens correct des normes » comme des entités observables dans le monde, et non comme des catégories d'analyse. Dans les discours dogmatiques du droit, il est courant d'adopter sans critique une perspective réaliste, attachée à l'existence d'entités abstraites telles que la véritable signification de la « propriété », du « genre » ou de la « personnalité juridique ».
Pour ce genre d'approche, la possibilité de formuler des catégories paradoxales continue d'être comprise comme une lacune à laquelle il convient de remédier en adoptant des catégories qui sont effectivement adaptées à l'essence des objets décrits. Les juristes de ce style tendent à suivre le néokantisme du Kelsen de la Théorie pure du droit, qui s'est consacré à l'étude des catégories universelles du droit, considérées comme indispensables à toute pratique juridique qui se veut rationnelle et qui, dans cette mesure, pourrait subventionner la création d'une théorie générale du droit (Kelsen, 2010). Cette même tendance se vérifie chez les juristes qui se présentent comme liés à la phénoménologie, qui actualise les prétentions platoniciennes de trouver les essences universelles de l'expérience juridique, comme chez Bergel (2012)., La seconde voie qui s'ouvre est l'adoption d'une approche réaliste différente, qui ne renvoie pas à la réalité des concepts, mais à l'observation effective des phénomènes empiriques et des pratiques juridiques effectives. Parmi les différents réalismes, se distinguent l'école scandinave, de Karl Olivecrona et Alf Ross, l'école américaine, qui culmine dans les Critical Legal Studies (Brunet, 2022) et l'école française, de Michel Troper (Troper, 2011). Cette voie se rapproche des critères de scientificité de l'école analytique, mais finit par rompre avec le sens commun des juristes, dans la mesure où elle nie la possibilité de faire des déclarations objectivement correctes sur les faits.
Une troisième voie consiste à intégrer le tournant pragmatique de la philosophie du langage, qui considère les interactions linguistiques comme des manières d'agir plutôt que comme des manières de se référer objectivement à des faits. L'une des possibilités ouvertes par cette perspective est la construction de théories de l'argumentation, qui ne considèrent pas le droit comme une pratique guidée par des connaissances scientifiques sur le droit (ce qui serait impossible), mais comme une activité sociale impliquant l'établissement de règles argumentatives qui lui sont propres.
Ces alternatives seront abordées tout au long du cours de philosophie du droit, mais la bonne compréhension de ces possibilités nécessite de se positionner par rapport aux paradoxes de la fondation de la connaissance, qui se résument dans la formulation du fameux trilemme de Munchhausen.
2.2 Le trilemme de Munchhausen
Prendre position par rapport aux approches théoriques et philosophiques possibles de la société (y compris le droit et la politique) implique une bonne compréhension du paradoxe appelé trilemme de Munchhausen (ou trilemme d'Agrippa) (Weisberg, 2021), qui découle de l'utilisation de concepts relationnels, tels que la causalité et la justification, qui indiquent l'existence d'une relation entre divers objets.
La justification établit une relation entre l'argument et la conclusion. La causalité indique que certains phénomènes (ou ensembles de phénomènes) sont susceptibles de déclencher d'autres phénomènes et qu'ils peuvent ainsi être perçus comme leur cause. Le caractère relationnel de ces phénomènes fait que des objets différents sont liés entre eux, un résultat qui, en soi, n'est pas paradoxal. Cependant, nos discours ne se limitent pas à affirmer que certains phénomènes sont causés par d'autres, mais partent de l'hypothèse que « tout phénomène a une cause ». Cette affirmation peut paraître triviale, mais le résultat de son application est qu'elle nous pousse à rechercher les causes d'un phénomène, puis les causes des causes, puis les causes des causes des causes, et ainsi de suite.
Le concept de cause, compris comme une catégorie explicative applicable à tous les phénomènes, nous conduit à un enchaînement infini de causes et d'effets, ce qui constitue la première possibilité du trilemme. Pour les modèles de pensée qui supposent un ordre dans le monde, la chaîne infinie de relations semble absurde, car elle introduirait un degré d'incertitude inadmissible. Si chaque explication causale nécessite une nouvelle explication, une connaissance sûre du monde serait impossible, puisque nous ne pourrions pas trouver la « cause première » d'un phénomène, ou la « justification » qui fonde une croyance.
Pour éviter que chaque explication ne nous entraîne dans une chaîne infinie, il semble qu'il y ait deux autres alternatives possibles. La première nous ramène à l'affirmation selon laquelle les catégories linguistiques doivent être comprises dans un réseau parce que leur sens est défini par référence à d'autres catégories. Ce type d'explication génère une sorte de circularité : une catégorie dépend des autres, mais cela n'indique pas une chaîne infinie, mais un système fermé.
Il s'avère qu'une telle description n'est pas congruente avec le fait que nous apprenons des langues. Un système circulaire de références mutuelles n'aurait ni début ni fin, et ne pourrait donc pas avoir de porte d'entrée pour ceux qui ne connaissent pas toutes les références. Puisque nous apprenons une langue à partir de nos expériences sociales, nous supposons que le système linguistique ne devrait pas être composé uniquement de référents internes, inaccessibles à ceux qui ne les connaissent pas déjà. La circularité ne semble donc pas rendre compte de manière adéquate de notre relation au monde.
Les deux premières alternatives du trilemme sont la chaîne infinie et la circularité. Aucune d'entre elles n'est rattachable à nos cultures fondées sur l'existence d'un ordre naturel fini et compréhensible. C'est pourquoi les philosophes se sont toujours attachés à proposer des récits compatibles avec la troisième alternative : l'existence de certains principes absolus, qui permettraient de couper la chaîne infinie et de fonder les relations qui en découlent.
L'un des arguments les plus célèbres de la philosophie est la thèse aristotélicienne selon laquelle l'existence de relations causales nécessiterait l'existence d'un premier moteur immobile. L'utilisation d'un concept universel de causalité, applicable à tous les phénomènes, exige que cette universalité soit rompue dans un cas au moins : la cause première, qui serait à l'origine de tout mouvement. Dans le domaine du droit, Kelsen s'est fait remarquer en utilisant la même logique et en soutenant que, pour que les juristes puissent parler de normes valides, il faut supposer l'existence d'un premier moteur normatif immobile : une norme valide en soi, qu'il désigne comme une norme fondamentale (Kelsen, 1992, 2010).
L'héritage des philosophes grecs est le projet de trouver des fondements si solides qu'ils nous permettent de rompre les chaînes infinies de relations, en établissant des points de départ sûrs pour ancrer notre connaissance. Seul ce type de certitude rendrait possible le passage de l'opinion (doxa) à la connaissance rigoureuse (episteme). Ces certitudes ne peuvent jamais être trouvées dans le monde physique, car leur caractère absolu et éternel n'est compatible qu'avec l'immuabilité du monde intelligible, constitué par l'ordre naturel lui-même et perçu par les facultés rationnelles de notre psyché.
2.3 Les paradoxes du droit
Bien que très prometteuse, la construction proposée par Frege et poursuivie par la philosophie analytique avait un problème fondamental : elle utilisait une notion d'ensemble qui conduisait fatalement à des paradoxes. Ce n'est pas que l'idée d'ensemble de Frege soit un paradoxe, mais c'est un paradoxe qui apparaît lorsqu'on essaie de faire des déclarations générales sur les ensembles eux-mêmes. Russell a fait remarquer à Frege qu'il serait possible de parler d'un ensemble R auquel appartiendraient tous les ensembles d'objets existants. Cette définition particulière conduirait à l'affirmation paradoxale que R ∈ R, c'est-à-dire que l'ensemble devrait faire partie de lui-même, ce que Frege lui-même a fini par admettre explicitement (Frege, 1960c).
Bien que ce problème mathématique puisse sembler très abstrait, il a une application directe dans le domaine du droit : le discours juridique traite du droit lui-même et, par conséquent, nombreux sont les énoncés qui finissent par générer une forme d'autoréférence, instituant des circularités qui traversent plusieurs dimensions du droit.
La circularité se produit dans une dimension structurelle, car les normes juridiques du droit positif régissent leurs propres conditions de validité et formes d'interprétation. La thèse selon laquelle la société doit être soumise à l'État de droit implique que le système juridique doit se gouverner lui-même. Ce type de construction signifie qu'il est toujours indécidable que la loi puisse ou non être modifiée par des processus interprétatifs : d'une part, les juges ont le devoir de suivre la loi ; d'autre part, leur interprétation de la loi a une validité juridique.
Une dynamique paradoxale émerge de l'existence d'un droit interprétable, dans laquelle les normes sont modifiées dans la mesure où elles sont interprétées. Toute décision judiciaire est à la fois applicative et créative : ce que nous appelons le droit ne peut donc jamais avoir un contenu défini en soi. Les juges, en particulier ceux des cours suprêmes, prennent des décisions justifiées par un « sens normatif » dont la signification est définie par les décisions mêmes qui l'appliquent.
Il s'agit d'un paradoxe qui peut être résolu en reconnaissant que l'application du droit est une activité politique, comme l'affirme Hans Kelsen (Kelsen, 1992). Kelsen indique que les juges sont toujours des acteurs politiques, puisque la mise en œuvre de la loi exige de faire des choix évaluatifs qui ne peuvent être entièrement prévus dans le contenu des normes. Le coût de cette « déparadoxalisation » est l'abandon de l'hypothèse qui imprègne le discours juridique : l'idée qu'il existe un droit à appliquer.
Il existe également une autre dimension paradoxale, dans la relation entre les descriptions du droit et son contenu. Le discours des juristes cherche à décrire les droits et les devoirs de chacun, ce qui implique l'adoption d'une perspective qui traite le droit comme un objet à connaître. Cependant, chaque position doctrinale intègre un débat social infini sur la signification objective du droit. Ainsi, les actes d'autorité ne sont pas les seuls à générer des situations paradoxales : tout énoncé sur le droit peut interférer dans la perception sociale du droit.
Comme dans les langues naturelles, chaque phrase que nous prononçons contribue, même marginalement, à la configuration générale de la langue. Toute langue évolue dans le temps, par l'accumulation de petites variations dans la manière dont les locuteurs produisent leurs discours : abandon de certains mots, changement de prononciation, création de néologismes, etc. La langue, comme le droit, est le produit d'une communauté de parlants qui, en produisant des discours obéissant à un certain « ordre discursif » , participent à un processus de transformation continue de son contenu.
Celui qui affirme « cette phrase n'est pas une phrase » s'expose fatalement à des paradoxes. Un juriste qui affirme « mon interprétation est conforme au droit » s'engage fatalement dans un jeu d'autoréférences. Si la connaissance juridique est considérée comme l'ensemble des propositions vraies sur le droit, elle s'expose fatalement au paradoxe de Russell : elle doit être un sous-ensemble d'elle-même.
Pour éviter les paradoxes, des philosophes comme Russell et Tarski ont introduit dans leurs systèmes un moyen de verrouiller la possibilité qu'une phrase puisse parler d'elle-même, en fixant des niveaux hiérarchiques (Bolander, 2017). Les énoncés qui intègrent une hiérarchie donnée peuvent traiter d'objets de niveaux inférieurs, mais ne peuvent jamais traiter d'objets du niveau lui-même. En droit, ce type de différenciation des niveaux est assez courant et remplit exactement cette fonction de déparadoxalisation.
La distinction entre le droit naturel et le droit positif, par exemple, permet de créer une relation unilatérale : le droit naturel réglemente et définit les critères du droit positif, mais le droit positif ne peut pas réglementer le droit naturel. Le paradoxe de l'autoréférence est ainsi évité : le droit positif ne peut s'occuper de lui-même et le droit naturel n'a pas besoin de justification, puisqu'il est un point de départ considéré comme évident.
La relecture moderne de cette stratégie a conduit le constitutionnalisme à promouvoir une scission du droit positif lui-même, en distinguant le droit constitutionnel (qui s'impose au pouvoir législatif) du droit direct infra-constitutionnel (qui peut être modifié par le législateur). Outre la stabilisation politique, cette division crée différents niveaux hiérarchiques : la législation est produite par le pouvoir législatif, qui reçoit son autorité de la constitution, instituée par l'exercice d'une souveraineté populaire qui se passe de justification. Une fois de plus, nous sommes confrontés à l'établissement de plusieurs niveaux hiérarchiques, avec une interdiction de l'autoréférence et sur la base d'une autorité absolue.
Le problème de l'autorité absolue est qu'elle génère une exception injustifiable dans la chaîne de validité. Dans notre langage normatif, la validité est un concept relationnel : un objet valide a toujours sa validité définie par un autre objet, d'un niveau hiérarchique supérieur. Or, chaque fois qu'un juriste analyse un système normatif concret, il présuppose une justification objective de sa validité, ce qui finit par exiger la postulation de certains éléments « valables en soi ». La notion de validité nous conduit donc fatalement au trilemme de Munchhausen.
Dans le discours juridique de la modernité, cette incongruité est typiquement confrontée à la division du concept de validité en deux modes : la validité relative des normes positives et la validité absolue du droit naturel ou des autorités naturelles. Le discours juridique moderne finit ainsi par actualiser, bien qu'inconsciemment, la métaphysique platonicienne.
Lorsqu'un philosophe moderne se demande « qu'est-ce que le droit ? », il part généralement du présupposé que l'entité abstraite « droit » existe. Il n'y a pas seulement des droits et des devoirs propres à chaque personne, mais il doit y avoir un système qui articule tous ces droits et devoirs au sein d'un ordre normatif global. La théorie juridique est influencée par le platonisme, par la croyance qu'il existe certaines interprétations correctes, certains concepts qui correspondent à des faits, certains objets qui sont à la fois abstraits et réels. Cette influence fait que l'adoption de perspectives liées au nominalisme de la philosophie contemporaine est source d'étrangeté pour de nombreux juristes.
Si la validité juridique, la norme et l'interprétation correcte n'étaient que des noms (et non des objets abstraits), il semble que la science juridique perdrait totalement son objet. Si ces entités ne sont que des catégories linguistiques, nous ne pouvons pas faire de déclarations objectivement valables à leur sujet. Tout allait relativement bien lorsque nous étions innocemment jusnaturalistes : un système qui tire sa validité de la structure naturelle du monde lui-même peut sembler absurde, mais il n'est pas paradoxal. Une norme juridique serait valide lorsqu'elle correspond à l'ordre naturel lui-même, qui serait à la fois physique et normatif.
Cependant, lorsque l'avancée de l'historicisme a érodé la vieille stratégie jusnaturaliste consistant à affirmer l'existence d'un ordre normatif immuable et éternel, les paradoxes de la normativité ont de nouveau été ressentis comme un problème fondamental. Au XVIIIᵉ siècle, Kant a compris qu'il ne restait plus à la modernité qu'à investir dans le seul pont qui reliait encore le monde sensible à l'intelligible : la pensée.
La modernité a élu comme point archimédien l'évidence de la pensée : une pensée qui est à la fois empirique (parce que nous percevons notre pensée) et métaepirique (parce que nos sens ne sont pas en mesure de percevoir notre pensée). Le projet kantien est construit sur cette distinction claire entre la pensée et les choses. La critique d'Hume sur le raisonnement inductif (Hume, 1975) a convaincu Kant que l'observation directe des choses ne peut garantir des généralisations fiables. D'autre part, Kant partageait la confiance cartésienne selon laquelle nous sommes capables de percevoir directement notre propre pensée. Pour Kant, la rationalité humaine reste un exercice de la pensée, qui est une faculté de notre âme immatérielle.
Lorsque la philosophie du langage érode la distinction entre l'âme et le corps, en la remplaçant par une faculté linguistique à partir de laquelle nous élaborons des discours sur le monde, les derniers ponts qui reliaient le monde des essences abstraites et éternelles et le monde des contingences concrètes et transitoires sont rompus. Si la connaissance du monde est un discours linguistique produit au sein même de l'historicité humaine, le caractère paradoxal du droit devient évident : les juristes utilisent une notion de validité qui nous enferme dans un labyrinthe de Munchhausen sans issue apparente.
3. Les failles du labyrinthe
3.1 Le délire du langage
Dans notre itinéraire à travers les labyrinthes du langage, l'une des premières choses à abandonner est l'idée que la connaissance peut être un miroir de la nature (Rorty, 1995). Jusqu'à très récemment, nous comprenions que les concepts devaient correspondre aux propriétés des choses. Les oiseaux seraient des êtres essentiellement différents des serpents et les serpents seraient des êtres essentiellement différents des lézards. Tel est l'héritage ontologique que nous lèguent les penseurs de la Grèce antique et qui constitue la marque distinctive de la philosophie occidentale classique.
L'effort humain de compréhension n'a pas commencé par un travail conscient visant à définir des catégories artificielles, mais par la tentative de découvrir des essences immuables, objectives, absolues. Dans le monde antique, les mots devaient correspondre d'une certaine manière à des propriétés existant dans le monde, car les concepts devaient être porteurs d'une vérité. Il ne faisait aucun doute qu'il devait exister un véritable concept d'oiseau, capable de désigner une classe d'objets dont l'essence (c'est-à-dire le mode d'être spécifique) était justement d'être un oiseau.
L'idée d'un véritable concept engendre quelques difficultés, bien perçues par les anciens. Les noms étaient perçus comme des références à un concept, et les concepts ne peuvent être vrais que s'ils correspondent à quelque chose d'existant. Le roi de Perse, les pyramides d'Égypte, la justice : ces expressions linguistiques ne peuvent avoir un sens objectif que lorsqu'elles désignent quelque chose d'existant, car le nom établit une relation de correspondance.
Le nom se substitue, dans le langage, à la chose même à laquelle il se réfère. Quand je parle de Socrate, je traite d'une personne qui a existé, je ne parle pas d'un mot. Quand je dis que Socrate était mortel, j'utilise cet adjectif pour attribuer une qualité à un sujet. Cependant, quel est l'objet qui correspond au mot « mortel » ? La mortalité est un attribut, pas une chose. Dans notre perception intuitive du langage, les choses ont des attributs, mais il n'existe pas d'attributs autonomes, indépendants des choses. Le bleu, le froid, le juste. Toutes les qualités n'existent qu'en tant qu'attributs d'objets spécifiques, de sorte qu'il semble évident qu'il est absurde de chercher dans le monde un bleu qui ne soit pas la couleur des choses bleues.
Il se trouve que lorsque nous disons qu'un certain objet est un cheval ou un oiseau, on comprend que le fait d'être un cheval ou d'être un oiseau est un attribut de cet objet. La prise de conscience que le langage est une collection d'attributs et que ces attributs ne correspondent pas à certaines choses met en péril notre perception commune, qui considère le langage comme une série de mots indiquant certains faits (être bleu, être un cheval, être injuste).
L'être. À la base de tous ces attributs se trouve la notion même d'être. C'est la notion la plus originale, la plus puissante et la plus problématique. L'être est-il un attribut ? Un objet peut être bleu, carré et léger. En revanche, peut-il simplement être ? C'est une question compliquée, car le verbe être (ser, estar, to be) est normalement utilisé pour établir des relations : il relie un objet à un attribut.
Linguistiquement, la phrase « le cheval est » semble tout simplement incomplète. Elle présente un problème au niveau de la syntaxe, c'est-à-dire de la structure même de la construction de la phrase : il manque un morceau de la sentence, ce qui la rend apparemment dépourvue de sens. Nous pouvons plier la phrase et dire « le cheval est une chose qui est », ce qui nous renvoie à un sens non relationnel de l'idée d'« être » , que nous exprimons normalement au moyen du verbe « exister ». Lorsque nous disons que le cheval existe, nous lui attribuons une qualité (l'existence) au moyen d'un verbe et non au travers d'adjectifs qualificatifs liés au sujet par le verbe être.
L'être. À la base de tous ces attributs se trouve la notion même d'être. C'est la notion la plus originale, la plus puissante et la plus problématique. L'être est-il un attribut ? Un objet peut être bleu, carré et léger. En revanche, peut-il simplement être ? C'est une question compliquée, car le verbe être (ser, estar, to be) est normalement utilisé pour établir des relations : il relie un objet à un attribut.
Linguistiquement, la phrase « le cheval est » semble tout simplement incomplète. Elle présente un problème au niveau de la syntaxe, c'est-à-dire de la structure même de la construction de la phrase : il manque un morceau de la sentence, ce qui la rend apparemment dépourvue de sens. Nous pouvons plier la phrase et dire « le cheval est une chose qui est », ce qui nous renvoie à un sens non relationnel de l'idée d'« être », que nous exprimons normalement au moyen du verbe « exister ». Lorsque nous disons que le cheval existe, nous lui attribuons une qualité (existence) au travers d'un verbe et non d'adjectifs qualificatifs liés par un verbe être ou être.
Il semble y avoir un lien entre exister et être, mais ce lien est obscur. Notamment parce que nous attribuons diverses qualités à des êtres inexistants : les licornes sont blanches, les carrés ronds n'existent pas. Lorsque la non-existence elle-même est un attribut linguistiquement attribuable à un objet, nous sommes conduits dans un bourbier : quel est l'être d'un objet qui n'existe pas ? Dans cette question, ce qui émerge comme marécageux n'est pas exactement le terrain d'un langage qui peut être simplement émotif et poétique, porteur de fantasmes délirants. Ce qui se brouille, c'est le lien entre langage et vérité, qui semblait évident pour Platon et la philosophie grecque, mais qui est obscurci par la possibilité de construire des énoncés aux significations absolument paradoxales.
Quelle vérité est possible dans un langage délirant ? Le langage humain permet de parler de choses existantes et inexistantes. Il parle même de choses impossibles, comme des carrés ronds et des étoiles de masse infinie. Le langage, en tant que mécanisme d'interaction entre les êtres humains, ne nous conduit pas à des paradoxes. Les paradoxes linguistiques sont une formidable source artistique, exhaustivement utilisée par des poètes comme Manoel de Barros, spécialistes en création de situations dans lesquelles le mot délire.
Au tout départ, c'était le verbe.
Ce n'est que plus tard qu'est survenue le délire du verbe.
Le délire du verbe était au début,
là, où l'enfant dit :
J'entends la couleur des oiseaux.
L'enfant ne sait pas que le verbe écouter ne
fonctionne pas pour la couleur, mais pour le son.
Donc si l'enfant change la fonction d'un verbe, il délire.
Et donc.
En poésie, qui est la voix du poète,
qui est la voix
de faire des naissances
-Le verbe doit prendre délire. (Barros, 2010b)
En effet, les poètes peuvent avoir raison en exploitant le langage comme un élément d'expression. C'est ce qui rend les poètes dangereux, car ils peuvent convaincre les gens de choses fausses et même de choses nuisibles. C'est la raison pour laquelle Platon a voulu sceller la poésie, avec son incroyable capacité à produire des rêves et des ombres qui nous éloignent de la vérité qui ne nous est pas montrée par le langage, mais par notre rationalité.
3.2 Métaphysique linguistique
La critique la plus productive adressée à la philosophie analytique n'est pas venue des néométaphysiciens jusnaturalistes, mais des philosophes qui ont associé la réflexivité linguistique de l'analytique à l'historicité radicale des approches herméneutiques. Ce mouvement part du diagnostic que le projet d'élaborer des langages rigoureux est un curieux délire scientiste.
Frege était un mathématicien, intéressé par la rigueur et la précision, qui critiquait la manière étrange et irréfléchie dont les philosophes inventaient des catégories incongrues. Il faut reconnaître l'immense contribution de la philosophie analytique qu'il a inspirée : le développement d'une conscience critique de ce que font les philosophes lorsqu'ils cherchent à élucider de manière rationnelle l'essence naturelle des choses.
Si la philosophie est une analyse critique des potentialités d'un système symbolique, la philosophie analytique marque un tournant particulièrement important : il s'agit pour la philosophie de se regarder dans le miroir et de remarquer les structures rhétoriques qui découlent de sa croyance non-critique dans les potentialités ontologiques de notre rationalité.
Depuis la critique démolisseuse de Frege, les philosophes ont beaucoup réfléchi au sens de leurs pratiques et à la portée de leurs concepts. Plus nous réfléchissons aux relations entre les mots et les choses, plus nous avons du mal à faire coïncider nos conclusions avec un sens commun auquel reste étrangère l'idée que les choses dont nous parlons, même celles qui nous paraissent les plus concrètes, sont déjà (au moins en partie) du langage. Si cette condition linguistique des concepts est pertinente pour les catégories qui désignent des objets concrets (comme les planètes, les ponts et les êtres vivants), qu'en est-il des entités que nous avons toujours reconnues comme abstraites ?
Qu'en est-il de la justice ? Que dire de la vérité ou de la légitimité ? Que pouvons-nous savoir des raisons pour lesquelles nous créons et renversons des régimes de gouvernement bien réels ? Tous ces mots semblent dépourvus des éléments empiriques que les ponts semblent posséder. La justice, l'égalité des sexes et le droit de ne pas être esclave semblent de pures formes linguistiques, qui n'existent pas même comme manières de faire des généralisations. Ces concepts, qui sont au cœur de nos cultures et de nos modes d'interaction avec le monde, ne sont peut-être que des artefacts linguistiques, des catégories à partir desquelles nous classons certains objets réputés moralement pertinents.
Si ces concepts ne sont que des conventions linguistiques, il n'y aura pas de déclaration objectivement vraie à leur sujet : il n'y aura pas de possibilité d'identifier une justice objective, une vérité nécessaire, une légitimité naturelle. Face à ce problème, Platon a choisi de défier le sens commun (en affirmant que les formes doivent exister) pour offrir une justification plus solide à la perception commune selon laquelle le monde est une totalité parfaitement ordonnée. La philosophie analytique a remis en cause deux mille ans de platonisme en arguant que si l'on veut une connaissance rigoureuse, on doit éviter les paradoxes et, par conséquent, se taire sur tout ce qui n'est pas empiriquement observable.
Cette option pour le silence finit par révéler une certaine forme de pensée qui n'est pas exactement le platonisme, mais qui est plus ancienne et plus complète : la croyance en l'ordre fondamental des choses. La philosophie analytique nous a montré que l'activité réflexive nous conduit à admettre certaines idées paradoxales, c'est-à-dire des conceptions qui remettent en cause l'opinion commune (doxa). Autant le discours de Frege refuse d'insister sur l'ontologie grecque, autant il finit par adopter une métaphysique dégonflée : pour parler de la réalité, nous devons utiliser des concepts qui ne sont pas dans le monde, mais qui font partie de notre dispositif linguistique.
La justice n'a pas besoin d'exister métaphysiquement en tant qu'idée, pour qu'il soit possible de discuter du caractère injuste ou non d'une condamnation pénale. Platon avait besoin de transformer le sens des mots en choses, afin qu'ils aient une existence objective dans un monde métaphysique ; les analyticiens ont identifié ce piège rhétorique et ont essayé de transformer les mots en signes qui se réfèrent à des choses. D'une manière ou d'une autre, on veut permettre de construire une connaissance rigoureuse des choses, sans s'enliser dans les paradoxes linguistiques, qui mettent en péril l'image que l'on se fait de son propre savoir.
Comme les platoniciens, les analyticiens rejettent fondamentalement le caractère paradoxal du langage. Les deux groupes diagnostiquent une tension entre le langage et les objets et résolvent cette tension en proposant une révision dé-paradoxalisante : du côté platonicien, on postule la nécessité pour le langage de refléter les essences ; du côté analytique, on cherche à construire des règles sémantiques qui empêchent l'apparition de discours paradoxaux.
En perspective, les discours analytiques provoquent cette étrangeté, dans la mesure où ils accentuent l'inévitabilité des paradoxes, mais continuent d'insister sur la construction d'un savoir sans paradoxes. Je pense que cette position découle de la reconnaissance du fait que les paradoxes sont des incongruités linguistiques : étant donné le caractère arbitraire des langues, il serait légitime de les éviter en construisant des règles linguistiques adéquates.
Il subsiste encore l'idée qu'il existe un ordre physique parfaitement organisé, qui ne peut pas être bien décrit par un langage scientifique paradoxal. Nous pouvons fabriquer n'importe quel langage, mais le langage que nous souhaitons produire, en tant que scientifiques, devait être un système protégé contre les paradoxes. Sur ce point, le désir de rigueur des mathématiciens rejoint le désir de sécurité des juristes. Le Frege juridique est Kelsen, qui formule également une logique, un langage dans lequel il est possible de parler du droit, sans les prétentions essentialistes de la philosophie métaphysique. Tous les deux sont extrêmement importants dans leurs contextes, bien comme très cohérents dans leurs arguments. Cependant, ses approches nous mènent au même problème : les coûts d'une théorie deparadoxalisé sont trop élevés.
3.3 L'aporie de la caverne
Parmi les différents points communs entre le droit et la philosophie, il y a le fait que tant les philosophes comme les juristes produisent un savoir sur leur propre connaissance.
Une philosophie sans paradoxe ne peut pas parler d'elle-même, mais seulement d'autres discours, comme la science. Une philosophie parfaitement analytique doit cesser d'être de la philosophie. Cependant, elle ne peut cesser de l'être, parce qu'elle constitue un discours sur la connaissance. Une philosophie sans paradoxe est inévitablement un discours paradoxal.
Une théorie juridique sans paradoxe ne peut pas parler d'elle-même, mais seulement d'autres discours, comme le fait la dogmatique juridique. Une théorie juridique analytique doit adopter le descriptivisme naturaliste des sciences, elle doit aspirer à être une science juridique, avec des objets empiriques et des méthodes bien définies. Une théorie juridique sans paradoxe est une théorie paradoxale, car elle influence l'objet qu'elle est censée décrire.
Tout énoncé sur le droit contribue à la transformation ou au maintien du système normatif que l'on cherche à expliquer de l'extérieur. Toute réflexion humaine sur les limites et les potentialités de notre capacité à connaître le monde nous entraîne dans un jeu de miroirs qui nous conduit fatalement au paradoxe. Ni le droit ni la philosophie n'échappent à leur vocation d'autoréférence, produisant des discours qui portent sur eux-mêmes.
Ce type de circularité génère des problèmes inévitables, car personne n'est un bon juge de ses propres perceptions. Aucun d'entre nous n'est en mesure d'identifier très précisément ses propres délires comme étant des fantasmes et ses propres convictions comme étant des croyances. C'est pourquoi les auto-descriptions des philosophes et des juristes s'apparentent à des autobiographies, qui sont intéressantes autant pour ce qu'elles montrent que pour ce qu'elles cachent et déforment. En résumé, l'exercice de la connaissance de soi conduit à un problème : l'observation réflexive se présente comme une description objective d'un phénomène (voire comme la seule description objective possible), mais finit par porter un jugement sur le bien-fondé et l'autorité de l'activité descriptive elle-même.
Le miroir que nous utilisons pour nous observer nous offre une image très différente de celle que nous donnerait une caméra qui nous filmerait, car les miroirs inversent les images : tout ce qui est devant apparaît comme s'il était sur le dos, et ce qui est à droite apparaît à gauche. Comme nous sommes habitués à nous regarder dans le miroir, nous prenons l'image inversée pour notre véritable image, ce qui tend à provoquer un sentiment de désarroi chaque fois que nous voyons une photo sur laquelle notre image apparaît « non inversée ». Cette image « objective » remet en question l'image que nous avons de nous-mêmes, puisque nos visages sont asymétriques et qu'il s'avère que l'image réelle ressemble à une autre personne, une situation gênante que les caméras frontales des téléphones portables tentent de contourner en générant des selfies qui simulent des miroirs.
Il est intéressant de noter que l'inversion du selfie nous le fait paraître plus naturel, car le naturel n'est pas une image objective de la réalité, mais une image qui émule le monde que nous sommes habitués à percevoir. Il se trouve cependant que nous ne pouvons pas obtenir une connaissance objective sans qu'il s'agisse d'une connaissance produite par l'œil humain, qui ne peut pas identifier à quel point ses façons de voir déterminent la connaissance des objets observés.
En plus d'être non-objective, l'auto-description ne tient généralement pas compte du fait que, chaque fois que nous nous décrivons nous-mêmes (ou les activités auxquelles nous prenons part), ce processus de (re)construction de récits modifie nos propres perceptions. En droit, une transformation des perspectives implique une modification fondamentale des objets : en droit de la famille, par exemple, le débat sur la légitimité des relations homo-affectives a modifié nos conceptions sur les personnes qui peuvent se marier. Un débat sur les genres peut modifier de manière substantielle la compréhension des droits des personnes transgenres. Tout débat sur un univers symbolique est susceptible d'en modifier la structure même, puisque les significations sont définies par des processus interprétatifs. En effet, l'utilité de la psychanalyse vient précisément de ce phénomène : la narration de nos vies nous fait comprendre différemment les significations de nos actes, ce qui génère un changement simultané des critères d'observation et de la chose observée (qui ne sont pas les faits empiriques, mais leurs significations personnelles et culturelles).
Il semble impossible de construire un regard neutre et purement descriptif sur les objets symboliques. Que ce soit parce qu'il n'y a pas de point archimédien sur lequel on puisse poser un levier qui nous ramène à nous-mêmes, que ce soit parce que tout processus cognitif modifie la structure de l'objet observé. Il n'y a pas de sortie à ce labyrinthe : l'établissement de hiérarchies ne résout pas le problème, car, même si les philosophes soulignent les risques de l'autoréférence, nos discours ont besoin de parler d'eux-mêmes. L'objet principal des récits sociaux est la société elle-même, qui se reproduit à travers une dynamique narrative qui la transforme.
Comme dans la nature, la reproduction parfaite conduit à la mort. Étant donné le caractère changeant de l'environnement dans lequel les êtres vivants sont insérés, une reproduction trop fidèle empêcherait l'émergence de différences, dont l'accumulation opère de lentes transformations dans les populations. Tout univers symbolique est structurellement ouvert à cette mutation constante : on ne peut l'empêcher, même si l'on peut contrôler les rythmes de transformation. La construction d'une mentalité littéraliste et l'interdiction de l'interprétation des textes sacrés peuvent réduire la vitesse de mutation, jusqu'à des niveaux qui génèrent un risque effectif de découplage par rapport à l'environnement.
Cependant, il n'est pas possible d'interdire à une langue de parler d'elle-même. Les hiérarchies antiparadoxales de Russell ont un coût supérieur à leurs avantages. Les discours humains finissent toujours par porter d'eux-mêmes, dans un « pli » qui conduit fatalement aux paradoxes de l'autoréférence : les discours qui veulent décrire le monde finissent toujours par parler d'eux-mêmes, dans une paradoxale subjectivité objective.
Il n'y a donc pas de dépassement du paradoxe dans le langage. C'est d'ailleurs ainsi que je comprends les remarques de Frege concernant le paradoxe signalé par Russell : il faut admettre qu'il existe, mais il ne semble pas possible d'élaborer un langage qui résolve ce problème (Frege, 1960c). Frege suggère qu'il ne semble pas possible de construire un langage qui cesse de fonctionner sur la base de systèmes de classification. Par conséquent, chaque langage sera finalement amené à admettre l'idée d'un ensemble qui s'englobe lui-même.
Il ne semble pas possible de construire une voie linguistique hors du langage. Comme l'a diagnostiqué l'ancien taoïsme, une langue qui utilise des catégories devient inévitablement paradoxale. Cette compréhension ancienne a poussé les taoïstes à affirmer (comme les philosophes grecs ?) que les paradoxes se trouvent dans le langage lui-même, et non dans le monde. Cependant, alors que les Grecs insistaient pour affirmer la primauté de la pensée sur le langage, comme s'il était possible d'atteindre des concepts non linguistiques parfaits, Lao Tseu suggérait que la posture du sage était de ne pas parler.
Curieusement, c'est aussi la posture de Wittgenstein dans le Tractatus : la philosophie analytique indique qu'il n'est possible de parler que des phénomènes empiriques et que, chaque fois que le langage risque de se replier sur lui-même, il faut se taire. Mais le fait est que Wittgenstein lui-même ne s'est pas tu, car il s'est vite rendu compte que la fonction du langage n'était pas de comprendre le monde, mais de fabriquer un monde de significations.
Celui qui observe le langage comme un outil permettant de parler objectivement du monde perd de vue que la fonction sociale du langage est autre : c'est un artefact qui a été développé pour coordonner la vie en société et non pour faire de la science. Les Grecs ont construit la description trompeuse selon laquelle les humains ont une rationalité qui leur permet d'observer directement les modèles d'un ordre naturel parfait et juste. Les biologistes contemporains contestent la fonction adaptative de nos capacités cognitives : la rationalité commence à être décrite comme une faculté capable de coordonner les personnes, plutôt que de décrire la vérité réelle des choses.
Dans la mesure où la vie de l'espèce humaine est une entreprise collective, il est probable qu'il n'y ait pas de voie de sortie du langage. Par conséquent, Cornelius Castoriadis semble avoir raison lorsqu'il reprend la vieille métaphore platonicienne pour dire que nous ne pouvons pas sortir de la caverne (1992).
Penser philosophiquement, ce n'est pas remplacer l'incertitude des ombres par les contours clairs des choses elles-mêmes, la clarté vacillante d'une flamme par la lumière du vrai soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe [...]. C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner au fond d'une allée dont l'accès s'est refermé derrière nos pas — jusqu'à ce que cette rotation, inexplicablement, ouvre, dans le mur, des fissures par lesquelles nous pouvons passer. (Castoriadis 1992, 10).
Ce que nous pouvons faire, c'est marcher inlassablement dans les galeries, tourner dans des impasses jusqu'à ce que cette marche en cercle provoque l'ouverture de fissures dans les murs. La sortie n'est pas là pour être parcourue, mais il est possible de créer de nouveaux chemins. Progressivement. Avec beaucoup d'efforts. Mais c'est possible. Il n'y a pas d'ouverture qui nous permet de sortir de la grotte. En revanche, il est possible de modifier les tunnels que nous empruntons et la manière dont nous y vivons.