1. Philosophie et critique social
1.1 Langage et société
Les débats sur le monde ne portent généralement pas sur les perceptions que nous avons d'un objet donné, mais sur les justes façons de décrire et de classer un ensemble de phénomènes. Quand la vie commence-t-elle ? Quels sont les effets secondaires d'un médicament ? Quel candidat a le plus de chances de remporter une élection ? Ces questions n'impliquent pas la description d'un phénomène particulier, mais l'analyse d'un grand nombre de faits, dont l'observation conjointe nous permet de formuler les modèles explicatifs que nous appelons des connaissances.
Alors que ces débats ne se situent qu'au niveau catégoriel, peu de monde s'y intéresse. Quelle est la notion juridique de personne ? Quels sont les types de peines judiciaires ? Tout acte mettant fin à un processus doit-il être appelé une peine ? Sur ce plan abstrait, ce genre de discussions peut sembler un exercice bureaucratique d'érudition, un filigrane académique.
Pourtant, il s'avère que les résultats de ces débats peuvent avoir d'immenses implications pratiques. Une variation de ce que l'on appelle une personne peut modifier le statut juridique des fœtus (avec des réflexions sur la réglementation juridique de l'avortement) ou des animaux (qui peuvent être protégés de la souffrance, voire devenir des sujets de droits propres). Lorsqu'un biologiste suggère que certains traits culturels ont une base génétique, il est courant qu'un anthropologue rétorque que ces comportements doivent être expliqués en tant qu'éléments d'une culture. Une modification de notre compréhension de la génétique peut avoir un impact sur la manière dont la médecine, le droit et la psychologie traitent les identités de genre ou l'orientation sexuelle.
Tous ces débats ont un impact sur nos vies précisément parce que nos interactions sociales sont médiatisées par ce type de catégories. D'autres espèces animales dépendent des liens sociaux, mais c'est chez Homo sapiens que la structure des groupes peut être profondément affectée par des changements dans la signification de certaines catégories linguistiques : femme, liberté, péché, culpabilité, responsabilité, tolérance. De nombreuses espèces dépendent peu des liens sociaux, car leur interaction avec l'environnement se fait sans cette médiation par un système social qui crée la niche écologique dans laquelle l'individu s'insère. En revanche, la survie des êtres humains dépend de la capacité des individus à fournir des efforts coordonnés. Nous ne sommes pas les animaux les plus forts, ni les plus rapides, mais nous sommes ceux dont la faculté de coordination sociale a permis la convergence de nombreux efforts pour générer des résultats très efficaces.
Apparemment, les Néandertaliens n'ont pas disparu parce qu'ils étaient plus faibles ou moins intelligents, mais parce qu'ils n'étaient pas capables de coordonner leurs efforts au-delà de leur famille élargie, à un stade de l'évolution où l'Homo sapiens était déjà capable de former des sociétés claniques basées sur la coopération de plusieurs lignées familiales (Flannery e Marcus, 2012). Alors que nos sociétés étaient également limitées à la famille élargie, nous avons coexisté et reproduit avec les Néandertaliens, jusqu'à ce que cette espèce s'éteigne, depuis environ 28 000 ans, au cours de ce que l'on appelle la période glaciaire.
Comment cette organisation sociale à grande échelle de l'Homo sapiens est-elle possible ? La réponse réside dans notre vaste répertoire culturel, rendu possible par le développement du langage abstrait. Flannery et Marcus (2012) affirment avec justesse que nous naissons dans des familles, mais que nous sommes initiés à des clans (ou à des sociétés plus vastes), dans lesquels l'individu devient partie intégrante du corps social grâce à des processus d'apprentissage et à des rites d'initiation. La socialisation produit des êtres humains capables d'agir de manière coordonnée, et pour cela, il est essentiel qu'ils soient incorporés dans une culture : un ensemble de comportements, de rituels, de connaissances, de valeurs. Cet ensemble d'éléments symboliques définit des modèles d'interaction sociale qui, une fois pratiqués simultanément par différents membres du groupe, permettent une action coordonnée.
La culture d'une communauté est un mélange de modèles répétés par ses membres, qu'il s'agisse de modèles de comportement (façons de s'habiller, de manger, de s'occuper des enfants, etc.) ou de modèles discursifs (récits, explications décrivant le monde, énonciation des devoirs et des punitions). Ces modèles discursifs peuvent être considérés comme des comportements linguistiques, puisque la communication est une interaction dans laquelle les personnes agissent. Néanmoins, nous différencierons catégoriquement ces modèles discursifs (c'est-à-dire le langage), car l'action communicative présente des caractéristiques assez particulières.
La culture est notre grand développement, car elle façonne notre subjectivité et nous offre un répertoire de connaissances qui permet à chaque personne de faire face à la multiplicité du monde et à la complexité des interactions sociales possibles. Chaque culture nous offre une explication de la réalité, une sorte de carte qui simplifie la multiplicité des phénomènes observables et permet ainsi à la réalité de s'inscrire dans le cadre de nos capacités cognitives. En définissant un certain horizon de compréhension, en établissant des valeurs et en déterminant une série de devoirs, la culture permet à chaque individu de développer des modèles d'interaction sociale relativement stables qui peuvent être transmis d'une génération à l'autre.
D'autres espèces sont également capables d'apprendre, mais apparemment seul le groupe Homo sapiens a développé des dispositions et des capacités spécifiques pour enseigner, ce qui est fondamental pour qu'il soit possible de transmettre un répertoire de comportements et de perceptions aussi complexe que les cultures humaines. Nous sommes une espèce constituée de traditions, de répertoires culturels transmis de génération en génération, ce qui permet des niveaux d'accumulation culturelle qui sont la marque particulière de notre espèce.
Le fait que les êtres humains aient développé un langage abstrait et que nous soyons immergés dès la naissance dans un environnement d'interactions linguistiques constantes et intenses signifie que chaque membre d'une communauté culturelle est exposé à une série de récits, d'explications, d'interdictions et d'ordres qui finissent par former une sorte de savoir partagé sur ce qu'est le monde, sur ce que sont les gens et sur ce que nous pouvons ou devrions faire.
Le sens commun peut être décrit comme un ensemble d'informations qui se caractérisent uniquement par le fait qu'elles sont partagées, sans que rien garantisse leur véracité ou leur validité objective. Néanmoins, d'un point de vue historique, le fait que certaines informations (et non d'autres) constituent ce répertoire commun de connaissances suggère que ces savoirs sont bien adaptés au contexte interne (c'est-à-dire les relations entre les membres) et externe (c'est-à-dire les relations avec l'environnement) d'une communauté.
Le sens d'une communauté peut intégrer des connaissances provenant d'une grande variété de sources. Traditions religieuses, mythes, actualités, discours d'autorité, manuels scolaires, chansons célèbres, émissions de télévision, groupes WhatsApp, tiktoks et tweets viraux : il n'y a pas de source unifiée de connaissances sociales, il n'y a pas de critères d'intégration des nouvelles informations et, surtout, il n'y a pas de décision sur ce qui entrera ou non dans le sens commun.
De plus, savoir commun ne signifie pas savoir unanime. De nombreuses personnes peuvent ignorer une partie de ce répertoire général d'informations (parce qu'elles sont jeunes, parce qu'elles ont rejoint la communauté tardivement, parce qu'elles sont âgées et n'ont pas suivi les nouveaux mouvements, etc.) et, ce qui est plus pertinent, il peut y avoir des désaccords de la part de certaines parties de la société sur des connaissances assez consolidées, comme le montre le mouvement actuel des terreplatistes.
Cette connaissance commune n'est pas une connaissance fondée sur une théorie. Elle utilise des concepts, mais ces derniers sont imprécis. Des notions souvent contradictoires coexistent : l'idée que les juges sont impartiaux cohabite avec la perception que personne ne sait ce qui peut sortir de la tête d'un juge. Certaines affirmations manifestement fausses, voire absurdes, continuent d'être régulièrement diffusées, comme l'idée que nous n'utilisons que 10% de notre cerveau.
Cette hétérogénéité, ce mélange de vérités et de mensonges, cette absence de critères et de précision, tout ce bouillon est d'une prodigieuse richesse pour les écrivains, les poètes et les cinéastes. De plus, le bon sens est extrêmement utile : les vérités partagées sont généralement capables de guider efficacement le comportement des gens parce qu'elles permettent de grandes réussites avec peu d'exercice cognitif et peu d'informations.
Les connaissances communes ne sont pas le fruit du hasard, mais le résultat d'années d'expérience (ou de siècles, voire de millénaires dans certains cas), et la capacité humaine à maintenir l'intégrité des modèles culturels constitués (ou du moins renforcés) par des discours partagés est l'un des secrets du succès évolutif de notre espèce. Notre dépendance vis-à-vis de la culture est si grande que l'on pourrait même dire qu'elle représente une nature substitutive, car elle est notre propre réalité. Nous ne nous occupons jamais de faits bruts de perception, car notre perception est toujours façonnée par notre horizon de compréhension et nos valeurs, car c'est le mode de fonctionnement spécifique de notre système nerveux.
Les neurosciences actuelles ont identifié en nous une série de modes de traitement de l'information qui rendent notre perception du monde dépendante de notre perception du monde, dans une relation de feedback que la philosophie appelle le cercle herméneutique. Le sens de la totalité est donné par les parties, mais le sens des parties est défini par le tout, de sorte que chaque nouvelle information interfère avec la manière dont elle est elle-même interprétée. Il n'y a pas de lieu d'observation neutre (et donc pas de connaissance objective des faits) car tout notre appareil cérébral n'est pas capable de construire une représentation fidèle des faits, mais seulement de réorganiser nos perceptions selon des modèles d'action cérébrale que nous appelons cognition.
Ainsi, nous n'analysons jamais les faits bruts, à la fois parce que notre perception est façonnée par nos sens et aussi parce que la signification symbolique des faits interfère tant dans la perception que dans la compréhension des implications des nouvelles informations. Les conséquences qui nous sont plus familières nous semblent plus probables. Les arguments qui confirment nos intuitions nous semblent plus convaincants. Nous avons tendance à évaluer que les choix que nous avons faits (avoir des enfants, voter pour certains candidats, investir dans certaines actions) sont meilleurs que les alternatives que nous avions. Nous n'avons aucun moyen d'échapper à ce fonctionnement circulaire de la rationalité. Il nous reste à en connaître les implications et à élaborer une stratégie pour y faire face.
En termes formels, cette opération circulaire signifie que l'ensemble de nos connaissances a pour éléments plusieurs informations individuelles, mais aussi plusieurs ensembles d'informations et même l'ensemble intégré de toutes les informations dont nous disposons, qui est justement notre propre connaissance. Ainsi, notre connaissance est un ensemble qui se contient lui-même, et cette configuration autoréférentielle est une machine à générer des paradoxes. Le premier de ces éléments est le fait que notre connaissance se contient elle-même.
Savoir ce que nous savons déjà paraît quelque chose qui ne pourrait nous apporter aucun bénéfice, car ce que nous savons, nous le savons déjà. Néanmoins, nous savons que connaître nos connaissances est quelque chose de difficile et que cela nous apporte beaucoup. Mais cela se produit uniquement parce que, en connaissant nos connaissances, nous apprenons tellement de choses que notre propre connaissance est substantiellement modifiée. Une sorte de principe d'incertitude opère ici : il n'est pas possible de se connaître sans se changer. Notre action de connaître modifie substantiellement l'objet connu, de sorte que tout ce que nous disons de nous-mêmes est immédiatement faux, car il se réfère à un moi transformé par les actes de connaissance et d'énonciation.
Ce caractère insaisissable de la connaissance de soi, qui ne peut jamais fonctionner sans générer des paradoxes, est à la base de la philosophie et de la religiosité. Nous faisons partie de la nature et, par conséquent, parler de la nature, c'est d'une certaine manière parler de nous-mêmes. La même circularité opère dans notre discours sur la nature, bien que de manière moins évidente et peut-être moins intense. Tout questionnement philosophique s'enracine dans la perception des paradoxes générés par une connaissance du monde qui se présente comme solide, absolue, objective, mais qui est tissée d'un ensemble de catégories et de perceptions très dépendantes de l'horizon de compréhension du locuteur.
Le fait que nous vivions immergés dans une réalité symbolique nous rend curieusement peu aptes à percevoir le caractère symbolique de la Réalité. Cela se produit précisément parce que la fonction stabilisante de la culture est réalisée dans la mesure où elle ne s'affirme pas comme culture, comme une certaine carte du monde, mais comme une description objective de la manière dont les choses se passent. Aucune religion ne s'affirme comme le résultat d'une évolution culturelle, mais comme la perception immédiate d'une réalité qui extrapole nos perceptions sensibles.
Les cultures, les religions, les sciences et les systèmes juridiques (et tous les systèmes symboliques en général) ne peuvent fonctionner que dans la mesure où ils se présentent comme un répertoire de connaissances objectivement vraies. La seule façon d'échapper aux paradoxes de la connaissance objective du monde (cette notion complètement vide de sens) est de garantir que ces discours parlent du monde, sans parler d'eux-mêmes.
Les approches philosophiques contemporaines sont spécifiquement fondées sur la rupture de cette barrière. Elles impliquent aussi une forme de réflexivité dont l'admission explicite exclut la prétention à l'objectivité. Il ne semble pas possible de maintenir, en même temps, la réflexivité et l'objectivité comme éléments d'une même vision du monde, et la reconnaissance de cette impossibilité est ce qu'Albert Camus a appelé le sens de l'absurde : nous vivons dans un monde qui ne détient pas de significations objectives et donc dans lequel il n'y a pas de vérités ou de valeurs objectivement valables (Camus, 2019).
Puisque les choses impossibles sont celles que nous désirons le plus, le Saint Graal de la philosophie moderne est le développement d'une théorie qui nous permette de parler du monde de manière à la fois objective et réflexive. Tout au long de ce livre, nous aborderons certaines des tentatives pour faire face à cette question épineuse, souvent abordée à partir de l'affirmation de la nécessité de promouvoir une renaissance des approches capables d'offrir un sens objectif au monde et des valeurs objectives qui peuvent organiser les relations humaines. En effet, le renforcement des perspectives traditionnelles est l'un des mouvements marquants du monde actuel, ce qui renforce la relevance de l'étude contemporaine de la philosophie.
La reconnaissance rationnelle qu'il n'y a pas de sens objectif dans un monde culturel construit sur des contingences historiques a représenté une source de souffrance psychique intense pour les premières générations qui ont dû se confronter à ce fait. Lorsque Darwin a mis en évidence le caractère historique de l'espèce humaine, sa théorie a été rejetée par de nombreuses personnes en raison de ses conséquences morales (et non en raison de son incohérence scientifique). Lorsque Nietzsche a annoncé la mort des valeurs absolues, cette nouvelle n'a pas été accueillie avec joie. Lorsque Marx a souligné le statut historique (et donc relatif) des droits de propriété et lorsque Freud a souligné le caractère insaisissable de la conscience et de la rationalité, ils ont également été mal accueillis. Ils ont tous mis en péril les perceptions communes de notre culture parce qu'ils ont remis en question certaines des suppositions fondamentales des visions traditionnelles du monde : l'existence d'un ordre objectif et d'un sujet objectif capable de l'observer.
1.2 Philosophie et critique
L'inexistence de valeurs et de vérités objectives laisse sans ancrage des personnes qui, pendant des siècles, ont vécu au sein de cultures qui fournissent une description de la réalité présentée comme un ensemble d'affirmations vraies sur la nature et les rôles sociaux des hommes. Le postulat implicite des perspectives traditionnelles est qu'il y a un ordre naturel sous-jacent qui peut être perçu par les hommes d'une façon quelconque (enquête, révélation, intuition) : l'existence d'un ordre objectif dans le monde (Tao, Rta, Dharma, Cosmos, Nomos) exige qu'une description objective de cet ordre soit possible. Il y a une forte variation entre les traditions culturelles à propos de la confiance en la capacité de l'enquête rationnelle pour connaître l'ordre naturel, mais une très faible variation sur le fait que cet ordre naturel existe et peut être connu.
Cependant, de nos jours, il est très difficile de simplement ignorer les diverses théories qui abordent la nature et la société dans une perspective historique. Au cours du siècle dernier, ces approches ont gagné du terrain et ont produit des résultats très significatifs en science, en philosophie et en technologie. Il se trouve en revanche que ces approches contrastent de manière très frappante avec la perception partagée par la droite et la gauche qu'il existe un ensemble de droits de l'homme objectivement valables, que ce soit les droits libéraux (de liberté, de propriété et de tolérance religieuse), les droits sociaux (de justice sociale, d'accès à l'éducation et aux soins de santé) ou les droits identitaires (relatifs aux droits des minorités discriminées). Il ne semble pas très congruent de défendre la validité objective de nos valeurs et la validité relative des valeurs des autres : il est très difficile de reconnaître la relativité de valeurs qui nous sont si chères qu'on les traite comme si elles étaient sacrées (dans le sens où cela nous permet de qualifier de méchante une personne qui remet en cause leur validité). Dans cet antagonisme entre historicité et sacralité, quelles valeurs doivent prédominer ?
Certains ont fait face à ce dilemme en révisant leur vision du monde, en y incorporant les paradoxes, la relativité et l'historicité. Pour ces derniers, la relativité du monde est une vérité déconcertante, qui a d'abord généré un sentiment de deuil pour les traditions auxquelles nous tenions tant (dieux, droits naturels, valeurs morales), mais qui devrait être surmontée avec le temps grâce au développement de théories qui intègrent les paradoxes de la réflexivité (et qui sont typiquement appelées par le nom inventé par Lyotard : les récits postmodernes) (Lyotard, 2009).
D'autres personnes réagissent à cette incongruité en tentant de redimensionner les théories de manière à maintenir au moins un certain espace pour les vérités objectives et les valeurs absolues. Lorsque Lyotard a déclaré dans les années 1970 que « ce travail de deuil a été accompli » (2009), il était sûrement trop optimiste, puisque la plupart des gens semblent plus prompts à renforcer leur vision du monde contre les défis de l'historicité qu'à développer une perspective qui incorpore une historicisation de leur propre expérience.
Pour ces personnes, il convient d'abandonner les relativismes postmodernes et de renforcer les valeurs objectives qui structurent les vues traditionnelles. Nous ne vivons pas aujourd'hui une vague d'historicisation de la culture, mais un conflit croissant entre ce mouvement d'historicisation et un renouvellement des conceptions traditionnelles : un retour au mythe de l'ordre et au sentiment de sécurité promu par une conception du monde qui se présente comme objective dans la mesure où elle nous apporte le confort émotionnel qui vient de l'équilibre entre nos intuitions (selon lequel il doit y avoir un sens objectif au monde) et notre savoir (qui doit nous offrir une explication objective d'un monde doté de valeurs et de faits objectifs).
Il s'agit donc d'une époque baroque, dans laquelle beaucoup de gens se sentent déchirés entre la reconnaissance du caractère historique du monde et le sentiment qu'il est impératif de reconnaître certains points immuables qui permettraient un jugement moral objectif. Pour les gens en général, il est difficile de vivre à une époque où ne sont pas clairement définis les paramètres appropriés pour donner un sens à notre existence. Pour la philosophie, il s'agit d'un moment d'une pertinence particulière car, comme le dit Richard Rorty, les gens ne semblent pas écouter les philosophes sauf lorsque le monde s'écroule et, par conséquent, la cartographie offerte par le sens commun n'est pas perçue comme un guidage adéquat (2005).
Dans les moments où nous sommes ouverts à revoir notre cartographie, la philosophie gagne un espace social, précisément parce que l'une de ses activités les plus récurrentes est précisément celle de mener une réflexion approfondie sur les limites de notre connaissance commune du monde et sur les possibilités de développer une compréhension plus adéquate de la réalité. Comme le résume Kwame Appiah, la philosophie part d'une « réflexion systématique sur les croyances préréflexives répandues sur la nature de l'humanité, nos objectifs, et notre connaissance du cosmos et de notre place dans celui-ci » (Appiah, 1997, p. 129). Ce sont précisément ces croyances qui commencent à générer des problèmes dans les moments de crise, lorsque les résultats obtenus par l'application des connaissances partagées diffèrent fortement des résultats attendus.
Le rôle typique de la philosophie n'est pas de renforcer le sens commun, mais d'offrir une alternative à ces manières de voir le monde. Alors que les sages s'attachent à améliorer les connaissances traditionnelles en apportant des réformes et des adaptations mineures, la philosophie tend à développer d'autres manières de concevoir le monde, qui pourraient remplacer les perspectives traditionnelles.
Dans chaque société, il est possible d'identifier un système de concepts (ou, plus précisément, un ensemble de systèmes conceptuels interconnectés) qui organisent la compréhension du monde et l'interaction sociale des membres de cette communauté. Cet ensemble de conceptions est souvent appelé philosophie, et c'est dans ce sens que l'on parle généralement d'une philosophie orientale ou d'une philosophie amérindienne. Un exemple de cet usage est un ouvrage de 1945 de Placide Tempels intitulé La philosophie bantoue (Tempels, 2006). Tempels était un missionnaire franciscain belge qui a vécu au Congo belge de 1932 à 1962 et qui, réfléchissant aux raisons pour lesquelles les Bantous étaient imperméables à la conversion au christianisme, a conclu que c'était parce qu'ils avaient leur propre philosophie, avec un système conceptuel très différent de celui de l'Europe.
L'approche de Tempels partait de l'hypothèse que « tout comportement humain dépend d'un système de principes », mais affirmait que les Bantous eux-mêmes n'étaient pas encore capables d'identifier clairement l'ensemble des principes dans lesquels ils étaient Comme les Bantous ne disposaient pas d'une description systématique de leurs propres concepts, Tempels s'est chargé de procéder à une telle systématisation, en utilisant comme base le répertoire conceptuel de la philosophie européenne, en particulier la notion d'ontologie.
Ce défi partait de l'approche anthropologique de l'ethnographie, comprise alors comme une discipline visant à décrire les cultures des peuples primitifs, mais allait plus loin en essayant de comprendre la pensée qui sous-tendait les pratiques sociales des peuples analysés. Pour cette raison, cette forme d'approche a été qualifiée de manière critique d'ethnophilosophie par Paulin Hountondji (Appiah, 1997).
L'approche de Tempels a permis de contester l'idée dominante selon laquelle les peuples considérés comme primitifs n'avaient pas de pensée abstraite, et a contribué de manière décisive à établir l'idée que les peuples africains avaient une ontologie propre, fondée sur l'idée d'une « force vitale » inhérente à tout objet. Cet intérêt pour les répertoires conceptuels des cultures non-européennes est visible dans plusieurs approches juridiques contemporaines, notamment dans l'engagement du nouveau constitutionnalisme latino-américain à développer des systèmes constitutionnels qui incorporent des éléments des cosmovisions indigènes, notamment une notion de Bien Vivre (Sumak Kawsay) identifiée « à l'harmonie avec l'environnement social (la communauté), avec l'environnement écologique (la nature) et avec l'environnement surnaturel (les Apus ou Achachilas et autres esprits d'un monde enchanté) » (Recasens, 2014).
Bien que les perspectives contemporaines incarnent une tentative explicite (et légitime) de surmonter l'eurocentrisme régnant dans la philosophie et les sciences sociales, il existe un débat animé sur ce que nous devrions appeler la philosophie dans le contexte actuel. Pour de nombreux auteurs, dont Hountoudji et Appiah, l'ethnophilosophie n'est pas exactement une activité philosophique, mais anthropologique : comprendre les systèmes de pensée de certaines sociétés est une activité pertinente, mais l'activité propre de la philosophie n'est pas de décrire les systèmes de pensée, mais d'opérer une analyse critique de ces modèles, en explorant leurs paradoxes, leurs potentialités et leurs limites.
La philosophie n'a pas une approche descriptive, ni même une approche globale, mais une approche critique. Elle déconstruit les systèmes de pensée et propose des alternatives catégorielles qui devraient pouvoir surmonter les difficultés diagnostiquées par le philosophe. Bien qu'un bon nombre de philosophes passent leur vie à discuter de la pensée d'autres philosophes (dans une autoréférence philosophique qui peut générer une pensée ésotérique), les philosophes ont tendance à être également préoccupés par les catégories socialement hégémoniques, ce qui fait d'eux l'un des groupes qui critiquent le plus les pseudo-vérités de la tradition et le sens commun d'une collectivité.
Cette position critique fait que les philosophes remettent souvent en question les dogmes qu'une société souhaite ne pas voir remis en question, ce qui les met souvent en grande tension avec les institutions sociales légitimées par la culture et responsables de la reproduction des valeurs hégémoniques. Ce n'est pas un hasard si les philosophes ne jouissent généralement pas d'une très bonne image dans une société qui cherche à protéger ses traditions et à reproduire un certain ordre social. Dans ce contexte, il ne surprend pas que la tradition ait de sérieuses réserves (pour ne pas dire plus) à l'égard d'un type de discours qui remet frontalement en cause son autorité. Dans une société patriarcale et conservatrice, la réponse à la remise en cause de l'autorité tend à être violente.
Depuis Socrate, les philosophes subissent simultanément deux accusations : d'une part, ils sont considérés comme des gens qui vivent dans les nuages, réfléchissant à des choses inutiles, sans prêter suffisamment attention aux problèmes réellement vécus par les gens ; d'autre part, ils sont considérés comme dangereux pour l'ordre social. Ainsi, les traditions hégémoniques et les gouvernements qui les incarnent traitent souvent le philosophe comme un subversif inutile, ce qui le place dans le groupe des personnes qui ne doivent pas être tolérées, mais combattues.
Peut-être que cette accusation se justifie, si l'on considère qu'elle ressemble beaucoup à la condamnation des artistes par Platon : leur art ne devrait pas être accepté parce qu'elle crée de fausses versions de la réalité (et voyez que les fake news sont une nouvelle catégorie pour traiter un vieux problème...) et, avec cela, contribue à la propagation des mythes et des faussetés. Il se trouve que, chacun à leur manière, les philosophes et les artistes partent d'interprétations des interactions humaines qu'ils observent et que leurs descriptions de la réalité s'opposent de manière récurrente aux descriptions hégémoniques d'une tradition culturelle. Le mérite des œuvres philosophiques, comme des œuvres artistiques, réside souvent dans l'originalité avec laquelle elles perçoivent les paradoxes de nos formes d'organisation sociale, montrant que la réalité que nous vivons diffère grandement de nos manières courantes de décrire cette réalité.
Dans les deux cas, l'inutilité est une accusation bizarre. Les artistes et les philosophes sont en effet inutiles car ils ne contribuent pas à la production de biens économiques. Cependant, les produits de leur travail interfèrent directement avec les formes de sociabilité, car ils font partie des principaux éléments impliqués dans la manière dont une société transforme constamment ses formes d'auto-compréhension. La cigale ne produit peut-être pas de nourriture, mais elle peut renforcer la cohésion sociale ou inspirer des révolutions.
Certains philosophes spécifiques énoncent certaines déclarations qui inspirent des révolutions à grande échelle. La plupart des philosophes sont oubliés au fil du temps parce qu'ils proposent des alternatives qui ne deviennent pas hégémoniques. Cependant, on se souvient de certains d'entre eux pour avoir su comprendre les limites de leur époque et proposer des outils conceptuels capables de les surmonter. Dans mille ans, quand le monde contemporain sera déjà ancien, j'imagine que les historiens enseigneront qu'au XXᵉ siècle, une philosophe française a fait une déclaration paradoxale pour son époque, mais qui a définitivement déstabilisé l'une des notions non problématisées par des millénaires de penseurs masculins. En 1949, lorsque Simone de Beauvoir publie un ouvrage dans lequel elle réfléchit sur la condition féminine et sur le fait que les femmes sont en train de détrôner le mythe de la féminité, elle fait sa déclaration la plus connue : « On ne naît pas femme : on le devient » (Beauvoir, 1949).
Cette courte phrase, par sa concision et son élégance, introduit une série de fractures dans la pensée philosophique de son temps. L'utilisation du pronom impersonnel « on » suggère que le sujet qui naît n'est ni femme ni homme, et que devenir femme est un processus qui se déroule tout au long de la vie d'un être. Beauvoir aurait pu dire que les femmes ne naissent pas femmes, mais cela la placerait en tant qu'observatrice extérieure de sa condition, et non dans la position réflexive de celle qui parle de sa propre condition. En fait, ce serait une construction plus proche de la phrase d'Érasme qui semble l'avoir inspirée : « l'homme ne naît pas homme, il le devient » (Mann et Ferrari, 2017). Le choix d'un sujet impersonnel augmente la tension de la phrase car une philosophie qui tend à parler de la place faussement impersonnelle du masculin, comme dans les phrases célèbres « l'homme est un animal social », « l'homme est le loup de l'homme ».
L'affirmation selon laquelle on ne naît pas femme crée l'étrangeté qu'il y aurait à dire « on ne naît pas fille" ou « on ne naît pas institutrice », au lieu de dire « on ne naît pas fils » ou "on ne naît pas institutrice ». Cette étrangeté est contenue dans certaines traductions brésiliennes qui utilisent « Personne n'est né femme » (Beauvoir, 2009), car ce « personne » peut être entendu sans étrangeté par des lecteurs masculins qui, manifestement, ne sont pas nés femmes. Cette fracture du caractère impersonnel du masculin est accentuée par la suggestion que tout être humain qui naît peut devenir une femme, déstabilisant la notion essentialiste et fataliste selon laquelle « on est ce pour quoi on est né » (Berliner, 2020).
Le virage le plus important de la phrase de Beauvoir réside dans le fait qu'elle remet en question des siècles d'utilisation de la distinction entre homme et femme comme si cette division était une différence naturelle. Bien sûr, certains êtres humains naissent avec la charge génétique XX plutôt que XY, mais ce n'est pas là le point de Simone de Beauvoir. En affirmant catégoriquement que la femme est une catégorie utilisée pour désigner un état acquis, elle a ouvert un espace pour une distinction qui s'est consolidée dans les années 1980 à partir de la différenciation entre le sexe (biologique) et le genre (culturel).
Le « genre » est une catégorie artificielle, socialement construite, de sorte qu'il n'y a aucun sens à rechercher la signification naturelle d'être une femme ou un homme. Toute catégorie construite peut être déconstruite, peut être politiquement reconfigurée, sans que cela constitue une forme de déviation de la nature. Dans une tradition philosophique qui identifie le bien au naturel, elle opère une distinction conceptuelle qui, jusqu'à aujourd'hui, n'a pas été bien digérée par la partie de la société qui appelle cette division catégorielle l' « idéologie du genre ».
Si le genre est une construction sociale, nous pouvons multiplier le nombre de genres autant que nous le voulons, car il n'y a pas de limite à notre capacité de créer de nouvelles catégories. Par ailleurs, il faut déconnecter la question du genre d'une autre question qui lui est généralement accolée, celle du désir sexuel. A la fin du paragraphe cité, Simone de Beauvoir a déjà déclaré que :
Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. (Beauvoir, 1949)
Simone de Beauvoir n'a pas formulé les concepts qui sont utilisés dans le débat actuel, mais elle a ouvert un espace pertinent pour que certaines distinctions soient perçues et, par la suite, désignées par des catégories autonomes. Elle a reconnu l'incapacité du répertoire conceptuel de son époque à comprendre la complexité de l'identité féminine et a cherché des moyens alternatifs pour décrire le processus de devenir une femme. D'un point de vue contemporain, la pauvreté du répertoire catégoriel de notre tradition culturelle est évidente pour faire face au phénomène complexe de la sexualité, qui ne rentre pas dans le binôme homme/femme. Ces catégories naturalisent ce qui n'est pas naturel, ne permettent pas de traiter de l'identité de genre des enfants et n'offrent pas de place adéquate pour accueillir une intersexualité qui défie le binarisme de la distinction sexuelle standard.
Ces tensions entre la réalité décrite et les concepts utilisés pour la description existent depuis que nous disposons d'un langage abstrait et sont les éléments motivants du travail philosophique, mais aussi du travail scientifique. Les scientifiques et les philosophes, analysant les modèles conceptuels disponibles et les conséquences de leur application, ont proposé des modèles conceptuels alternatifs, par le biais de stratégies de distinction (création de nouveaux concepts là où les catégories existantes échouaient, en traitant divers phénomènes à partir d'un même concept), de fusion (abandon des distinctions conceptuelles qui n'avaient pas de sens) et de redimensionnement (modification des limites des concepts afin de mieux les coupler à la réalité).
Lorsque les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela ont proposé une définition alternative de la vie (1995), ont-ils agi en tant que biologistes ou en tant que philosophes ? Lorsque Einstein a proposé l'idée que la gravité n'est pas une force mais une distorsion de l'espace-temps, comment classer cette contribution ? Philosophique ou scientifique ? Ce problème accentue le fait que le concept n'est pas une propriété des philosophes. Les philosophes ne sont pas les formulateurs de concepts, ils ne sont pas les seuls inventeurs de nouvelles catégories, qui sont formulées dans toutes les activités humaines médiatisées par des interactions linguistiques : les arts, les sciences, les religions, la politique, dans tous ces domaines de nouvelles catégories peuvent apparaître.
Chez les anciens, en fait, il n'est pas possible de distinguer clairement la science de la philosophie, car la perspective antique comprenait que les philosophes devaient proposer des catégories qui reflètent la réalité du monde, et c'est ce que font généralement les scientifiques. Dans la modernité, la philosophie en est venue à avoir un objet différent de celui des sciences, car elle se concentre sur des questions d'ordre métaphysique, alors que les sciences se concentrent sur des questions de nature empirique. Cependant, l'idée que les concepts doivent être le miroir de la réalité est partagée par ces discours.
Ce n'est que dans la contemporanéité que nous effectuons une relecture linguistique de ces relations, identifiant que les philosophes se sont penchés (consciemment ou non) sur les limites des concepts eux-mêmes, en focalisant leur attention sur les interactions conceptuelles (des concepts entre eux) et non sur les interactions entre les concepts et le monde. Les scientifiques étudient les données empiriques et créent des systèmes conceptuels qui essaient de décrire et d'expliquer le monde. Les philosophes contemporains n'étudient pas directement les données empiriques, mais ils analysent directement les systèmes conceptuels, ce qui leur permet d'étudier les discours scientifiques, sans être eux-mêmes des scientifiques. Mais les innovations, qui présentent un grand intérêt pour tous, peuvent venir de partout : de la science, de la philosophie, des arts, de la politique, de la propagande. Il n'y a pas de place spécifique pour la créativité et l'originalité.
On n'a pas besoin de développer plus longuement ce point car, en fait, on n'a pas non plus besoin de défendre une place autonome pour la philosophie. On peut laisser la philosophie comme le nom d'un style, d'une approche, mais pas d'une discipline autonome, définie par une manière définie d'analyser un objet. D'une certaine manière, c'est le gain de la catégorie socratique de la philosophie, d'un amour du savoir qui n'exige pas sa maîtrise. Caractériser cette approche comme une philia, plutôt qu'une sophia, était et reste révolutionnaire. On ne cherche pas à savoir qui crée les concepts, qui les invente. Il peut s'agir de l'artiste, du politicien, voire du philosophe. Mais c'est généralement le philosophe qui soumet les modèles conceptuels à un test de cohérence, en évaluant dans quelle mesure ils contribuent à notre effort de réflexion contemporain.
Par conséquent, ni les croyances partagées ni les systèmes formulés par les philosophes précédents ne constituent le point final de la philosophie. Ce sont des objets sur lesquels le philosophe réfléchit et qui servent plutôt de point de départ. Cela se produit précisément parce que le travail philosophique ne vise pas seulement à décrire les systèmes de pensée culturellement hégémoniques, mais implique également une tentative de les surmonter par un développement de moyens alternatifs de compréhension du monde.
L'attitude critique des philosophes et des scientifiques ne doit pas représenter une dévalorisation des traditions, en particulier de leur importance historique fondamentale : la philosophie et la science, dans leur immense capacité à contester les traditions (et à les renouveler), ont seulement une existence actuelle parce qu'à d'autres époques il y avait des traditions culturelles stables, capables de stimuler une action coordonnée des êtres humains dans des formations sociales dont la conservation exigeait le respect d'une série de lois qui n'étaient pas justifiées par des arguments, sinon transmises socialement par des mécanismes coutumiers.
La culture est plastique, et cette malléabilité permet aux êtres humains de s'adapter assez rapidement à une multitude de contextes. La culture est cependant stable, ce qui permet aux modèles qui ont assuré cette adaptation à l'environnement de se projeter dans le temps. Parce que nous dépendons simultanément de la plasticité et de la stabilité, la culture que nous développons est dans un processus constant de transformation, dont le secret réside dans son rythme : une transformation suffisamment rapide pour permettre de développer des configurations plus efficaces, mais suffisamment lente pour que les changements ne dissolvent pas les structures sociales qui ont assuré la survie de la communauté.
Ce même rythme se retrouve dans la structure de base de tous les êtres vivants sur terre : un code génétique qui se transforme lentement (au moyen de mutations et de croisements), en changements assez discrets mais qui permettent une transformation constante des populations, modifications qui sont perpétuées (ou non) par le lent processus de sélection naturelle. La sélection naturelle est le processus par lequel des individus discrètement différents de leurs parents survivent (ou non) à l'environnement dans lequel ils s'insèrent, et deviennent ainsi capables de générer une descendance et, ainsi, de modifier la composition moyenne de la population qui constitue une espèce.
Dans le cas des configurations sociales, il n'y a pas exactement comme un code génétique transmis entre les générations, mais il existe des éléments divers qui permettent la maintenance des modèles culturels. Cette multiplicité de mécanismes permet à la culture d'avoir des éléments avec différents degrés de plasticité : certaines parties de la culture peuvent être modifiées plus rapidement (comme les habitudes alimentaires ou les manières de s'habiller ou de parler), mais d'autres parties sont dotées de mécanismes plus forts pour assurer la stabilité. Il n'existe pas un seul rythme contrôlé de variation culturelle, car plusieurs rythmes de variation peuvent coexister, ainsi que divers niveaux de tolérance à la différence.
Cela se produit non pas seulement avec les sociétés humaines, mais aussi avec de nombreuses autres espèces, dont les configurations culturelles sont très pertinentes pour l'interaction des individus et leurs comportements. Dans le cas de l'homme, cependant, l'existence d'un langage abstrait et d'une série de liens symboliques a rendu possible un degré de plasticité comportementale beaucoup plus grand que chez les autres espèces, ainsi qu'une vitesse de changement extrêmement élevée. Cette rapidité a son prix : la possibilité d'introduire des modifications adaptatives constitue également une ouverture pour introduire des modifications qui conduisent à l'extinction rapide de certaines communautés.
Cette situation fait que la philosophie joue un rôle important pour la survie de l'espèce : en constituant une instance paradoxale de réflexion sur les systèmes de catégories de la culture elle-même, la philosophie permet simultanément une plus grande ouverture au changement et un plus grand contrôle du changement, puisque tout système alternatif de concepts sera soumis à une analyse approfondie et à une critique systématique. Une société dotée d'une philosophie augmente son degré de criticité. Un droit doté d'une philosophie disposera de meilleurs instruments pour sélectionner les catégories les plus appropriées, parmi les diverses innovations théoriques produites par les politiciens, les juges et les avocats.
Une culture juridique dotée d'une philosophie puissante ne se laissera guère séduire par le populisme juridique, par des catégories autoritaires, par des discours qui font appel à nos sentiments d'espoir et de crainte, mais qui ne proposent pas de systèmes conceptuels capables de faire face à la complexité du monde contemporain. Dans un environnement politique marqué par des simplifications atroces et par un discours émotionnel peu argumenté, l'étude de la philosophie contribue à ce que les juristes aient un plus grand degré d'exigence à l'égard du répertoire conceptuel construit par la dogmatique, notamment grâce aux innovations conceptuelles récentes : principe de proportionnalité, responsabilité pénale des personnes morales, personnalité juridique des entités non humaines, intégrité comme critère d'interprétation, autonomie systémique comme un bien à rechercher.
Ces propositions ne viennent pas toujours des philosophes. Mais y réfléchir est un rôle de la philosophie du droit contemporaine, et une analyse adéquate de ces innovations n'est possible que sur la base d'une étude historique des schémas argumentatifs déjà utilisés et des fonctions historiquement remplies par le droit.
2. Le doute philosophique
2.1 Les questions de la philosophie
Comme affirme Rory, l'importance de la philosophie tend à être reconnue « lorsque les choses semblent s'effondrer » (Rorty, 2005, p. 247). En temps de relative stabilité sociale, lorsqu'il n'y a pas beaucoup de doutes sur la bonne voie à suivre, le philosophe devient une figure marginale, comme ce fut le cas pendant une grande partie du XIXᵉ siècle, époque à laquelle les Lumières sont devenues une sorte de tradition hégémonique.
Mais lorsqu'une pandémie remet en cause nos stratégies habituelles, nous devons réfléchir à une série de questions qui n'étaient pas problématisées dans le contexte précédent : un gouverneur peut-il déclarer le confinement d'une ville entière ? Lorsque la Chine a isolé la ville de Wuhan, le monde a été stupéfait et beaucoup d'entre nous ont imaginé que cela ne serait possible dans les démocraties occidentales. Lorsque l'Italie a bouclé tout le pays, cette mesure, qui semblait inhabituelle, s'est rapidement rendue normale. Un nouveau normal, comme on l'a si souvent répété ces derniers temps.
Dans cette nouvelle normalité, devons-nous renoncer à nos libertés pour qu'un État fort soit en mesure de garantir notre vie et notre santé ? L'effondrement hospitalier légitimerait-il la nationalisation des hôpitaux ou la gestion publique des unités de soins intensifs privées ? Un gouvernement peut-il créer des passes pour les personnes qui ont déjà développé des anticorps ? Faut-il considérer qu'il est illégal pour les travailleurs domestiques de s'isoler au domicile de leurs employeurs ? Comment pouvons-nous légitimement administrer la file d'attente des USI lors de l'effondrement d'un hôpital ?
Ce sont des questions cruciales, mais ce ne sont pas des questions philosophiques. Ce sont des questions de droit : quels droits et devoirs avons-nous dans ce contexte atypique ? Ce sont des questions auxquelles la philosophie n'a aucun moyen ni aucune raison de répondre. Ce qui intéresse la philosophie est que les nouvelles réponses à ces demandes peuvent entraîner des changements importants dans notre façon de voir le monde. Il se peut que les gens abandonnent le concept d'emploi, qui est si important aujourd'hui, mais qui, il y a cent ans, était compris sur la base du contrat civil de prestation de services. Peut-être la notion de la durée de travail, en tant que moyen de dimensionner les services à rendre, perdra-t-elle sa pertinence. Il se peut que la perception sociale des risques sanitaires modifie nos notions de liberté. Mais il est également possible que l'urgence sanitaire actuelle ne modifie pas substantiellement les catégories à travers lesquelles nous décrivons et évaluons le monde.
La philosophie s'intéresse particulièrement aux modèles conceptuels que nous utilisons pour expliquer le monde qui nous entoure. Lorsqu'un sociologue se demande « quelles sont les pratiques sociales légitimes ? », il veut généralement savoir quels sont les modèles de comportement effectivement acceptés dans une certaine communauté. Lorsqu'un juriste pose la même question, il veut typiquement savoir quelles sont les normes de conduite obligatoires au sein de cette collectivité. Les philosophes contemporains, en revanche, ne cherchent généralement ni à savoir ce que nous faisons (une tâche laissée aux scientifiques) ni à déterminer ce que nous devrions faire (une tâche laissée aux juristes), mais à étudier soigneusement les moyens par lesquels nous expliquons le monde de manière discursive et justifions nos décisions de façon rhétorique.
Les philosophes de l'Antiquité n'avaient pas cette préoccupation centrée sur les discours, qui ne sont devenus l'objet principal de la philosophie qu'au début du XXe siècle. Dans l'Antiquité, les philosophes cherchaient à découvrir la vérité au moyen d'un usage judicieux de la raison. Les philosophes grecs de l'Antiquité ont constaté qu'il existait un décalage entre les perceptions hégémoniques et les connaissances réelles, et que de nombreuses opinions socialement partagées n'étaient rien d'autre que des simulacres : des idées fausses ayant l'apparence de vérité. Les idées absurdes n'étaient pas si dangereuses, car elles étaient facilement détectables. Mais des faussetés crédibles peuvent conduire une communauté au désastre, car elles nous proposent des diagnostics trompeurs et des thérapies inutiles, voire néfastes.
Le spectacle médiatique entourant la pandémie actuelle semble corroborer la vieille thèse selon laquelle nous vivons enveloppés dans l'ombre. Chaque semaine, un nouveau médicament miracle apparaît, qui s'avère rapidement inefficace. Chaque jour, des recherches scientifiques présentent des conclusions innovantes, mais celles-ci sont réfutées par des recherches plus solides menées la semaine suivante. Les gouvernements adoptent des politiques en fonction des intuitions des personnes au pouvoir et de leurs intérêts électoraux, en laissant de côté les quelques preuves qui semblent solides. Nous lisons les journaux et ne disposons pas de critères adéquats pour différencier la vérité des fakes news.
La pandémie de Covid-19 nous a plongés dans un grand sentiment d'incertitude. Nous ne savions pas comment différencier clairement ce qui est vérité et ce qui est simulacre. Nous ne savions pas si la distanciation sociale était une bonne stratégie sanitaire. Nous ne savions pas quelle distance de sécurité nous devions garder. Nous n'étions pas clairs sur les risques liés à la réouverture des écoles. Nous n'étions pas sûrs de nos cartes, de nos boussoles, de nos protocoles et de nos procédures. Lorsque l'incertitude atteint ce degré absurde auquel nous avons été confrontés au début de l'année 2020 (et auquel nous continuons d'être confrontés au cours de deux ans...), on comprend combien il est important de se tourner vers la philosophie et son exercice séculaire de séparation entre les vérités et les simulacres.
Dans le cas spécifique du droit, nous ne savons pas comment les institutions judiciaires doivent réagir à ce moment de crise. Nous ne sommes pas certains de la compétence des juges pour décréter des mesures d'isolement, en raison de la nécessité de protéger la vie et la santé des personnes. Nous ne savons pas non plus si les juges doivent s'abstenir d'évaluer les ordres de réouverture des magasins, par respect pour l'autonomie des autorités élues.
Face à cette multiplicité de doutes sérieux sur les meilleures façons de prendre des décisions adaptées à notre époque, il semblerait raisonnable de conclure que nous devrions nous consacrer davantage à l'étude de la philosophie du droit.
Ce diagnostic me semble toutefois erroné, car il est lié à la conception grecque de la philosophie, comprise comme un moyen sûr d'atteindre les vérités les plus fondamentales. Mes influences philosophiques sont liées à l'historicisme et à la philosophie du langage, ce qui me fait penser que le philosophe n'est pas le meilleur professionnel pour enseigner aux juristes les meilleures façons de prendre des décisions : sur les meilleures formes de gouvernement, sur les méthodologies scientifiques les plus appropriées, sur les canons herméneutiques à adopter.
Je crois que l'incohérence de ce diagnostic devient plus claire lorsque l'on passe au domaine des arts. L'idée qu'un philosophe puisse enseigner à un artiste les meilleures façons de composer de la musique ne semble pas très prometteuse. Il existe un grand doute dans la société contemporaine sur ce qui doit être considéré comme de l'art et, par conséquent, il serait profitable d'inviter les philosophes à dialoguer avec les artistes sur les critères que nous devrions utiliser pour différencier l'art du non-art (artisanat, productions techniques, divertissement, propagande, etc.) Cependant, il ne semble pas que l'étude de la philosophie de l'art puisse aider un artiste à développer de meilleurs moyens d'expression.
Cela ne signifie pas que la philosophie serait inutile pour l'artiste, mais seulement qu'elle n'aiderait pas directement un musicien dans son processus créatif. La philosophie peut aider un musicien à évaluer l'originalité de sa production et à mieux comprendre la manière dont elle dialogue avec d'autres œuvres et d'autres langages. Le développement d'une conscience philosophique peut influencer la production musicale, mais la connaissance philosophique n'est pas nécessaire à l'activité artistique.
Dans le domaine du droit, un phénomène similaire se produit. L'étude de la philosophie peut aider les juristes à mieux comprendre le sens de leurs propres performances, de leurs modes de connaissance, de leurs stratégies rhétoriques. Cependant, la philosophie n'est pas capable de nous aider à trouver la vérité objective, les normes correctes, les valeurs naturelles. C'était l'illusion des philosophes grecs, qui pensaient pouvoir sortir de la caverne. À l'époque contemporaine, il est plus courant de trouver des philosophes qui considèrent que la grotte n'a pas de sortie (il n'est pas possible de regarder le monde de l'extérieur, car nous en faisons partie), mais qu'il est possible de mieux comprendre nos façons de percevoir et de décrire le monde à partir de l'intérieur de la caverne très labyrinthique dans laquelle nous nous trouvons (Castoriadis, 1999)..
2.2 Entre doutes et convictions
La philosophie peut avoir un impact sur les pratiques sociales, mais cela ne doit pas être compris comme une quête pour découvrir les vérités inhérentes à l'ordre naturel du monde. L'étude de la philosophie de la médecine peut apporter un médecin à commencer à observer certaines dimensions de la santé qui ne lui étaient pas apparues jusque-là, et ce changement de perspective peut modifier la manière dont il diagnostique les maladies et prescrit les traitements. L'étude de la philosophie du droit peut rendre un juge plus conscient de la façon dont sa vision du monde interfère avec ses décisions, et cette réflexivité peut interférer avec sa manière de prendre des décisions.
Si la philosophie a cette potentialité transformatrice, ce n'est pas parce qu'elle nous aide à gérer un excès d'incertitude, mais parce que nous avons peu d'incertitude sur nos façons de concevoir les choses. Nous avons des doutes, beaucoup de doutes, sur la manière dont est constitué le monde, sur les conséquences probables d'une décision, sur les meilleures stratégies argumentatives. Mais ce sont des doutes sur la réalité elle-même, et non des incertitudes sur notre capacité à savoir. Pour faire face à ce type d'incertitude sur les faits, le plus approprié est d'étudier une science qui mène des études empiriques (psychologie, sociologie, économie) ou d'étudier une théorie dogmatique qui élabore des protocoles de décision (comme les théories juridiques liées à chaque branche du droit).
Le doute que la philosophie nous aide à aborder a un autre objet : c'est l'incertitude sur les modèles que nous utilisons pour expliquer la réalité. Depuis le début du XXe siècle, la philosophie a généralement adopté une vision historiciste radicale, niant l'existence d'un ordre objectif de valeurs pouvant être découvert par une réflexion rationnelle. Cette perspective présente toutes nos conceptions comme des modèles de compréhension à travers lesquels nous construisons des discours qui expliquent le monde au moyen du langage.
La philosophie n'est pas un « miroir de la nature » (Rorty, 1995) qui reflète les vérités, mais c'est une lentille que nous construisons pour créer les cartes que nous appelons réalité. Les incertitudes que la philosophie nous aide à gérer ne sont pas nos doutes sur la façon dont le monde est, mais nos doutes sur notre capacité à comprendre le monde. Et il me semble que la plupart des gens n'ont pas beaucoup de doutes sur leurs propres modèles. En fait, la plupart des gens ne conçoivent même pas qu'ils utilisent des modèles cognitifs contingents, des valeurs historiquement déterminées, des concepts fabriqués dans des contextes sociaux spécifiques. L'idée persiste dans le sens commun qu'il existe un ordre naturel, composé de valeurs et de vérités objectives, et que nous devrions disposer de méthodologies capables de démêler tous ces modèles invisibles.
S'il y a une raison pour laquelle les étudiants du droit d'aujourd'hui (et pas seulement aujourd'hui ?) devraient suivre un cours de philosophie, c'est précisément le fait que nous n'avons pas assez de doutes pour faire face aux défis contemporains. Le doute stimule le dialogue, la recherche et la découverte de nouvelles voies. Si les étudiants en droit avaient trop de doutes, la stratégie la plus appropriée pour faire face à ce débordement d'incertitudes ne serait pas d'insérer des matières philosophiques dans le programme d'études. Au contraire, il serait plus approprié pour chaque discipline juridique de manager les doutes théoriques qui font partie de son domaine. Les théories du droit commercial, du droit constitutionnel ou du droit pénal sont tout à fait capables d'organiser les perplexités que nous avons sur chacun de ces domaines et de développer des catégories théoriques appropriées pour surmonter le grand défi auquel sont confrontés les juristes : décider de manière appropriée dans un scénario de doutes insurmontables et d'informations limitées.
Dans ce contexte de doutes excessifs, les questions plus générales sur le droit pourraient être traitées de manière satisfaisante dans les cours d'introduction, comme on le fait dans plusieurs domaines de la connaissance. Le droit est une discipline technique qui forme des personnes à exercer une activité professionnelle (Tholozan, 2021). Insérer la philosophie du droit dans les cours juridiques est similaire à imposer aux musiciens d'étudier la philosophie de la musique ou aux médecins d'étudier la philosophie de la médecine. À l'Université de Brasília (UnB), par exemple, il n'y a pas de matière philosophique obligatoire dans le cours de musique ou médecine. Les médecins et les musiciens discutent dans leurs cours du sens et des limites de la médecine ou de la musique, et il ne semble pas nécessaire de rendre obligatoire une classe exclusivement consacrée à la philosophie.
Dans la licence end droit, qui dure 5 ans, les cours d'introduction au droit (qui à l'UnB sont Introduction au droit I et II) impliquent une série de questions philosophiques, notamment le débat sur la question jusphilosophique par excellence : qu'est-ce que le droit ? Il est tout à fait possible que cette stratégie soit suffisante en tant qu'approche générale et, à l'instar de la médecine, nous pourrions laisser la philosophie du droit comme matière optionnelle, pour ceux qui veulent approfondir ces questions qui ne sont pas incluses dans les concours publics et ne sont pas centrales à la pratique compétente du droit.
La stratégie pédagogique de la licence en droit de l'UnB ne pourrait être plus différente. Ce sont de cours obligatoires, outre que les cours d’introduction au droit, l'introduction à la philosophie elle-même (enseignée à la Faculté de Philosophie) et trois autres disciplines spécifiquement philosophiques : (i) Éthique et droit, (ii) Modèles et paradigmes de l'expérience juridique et (iii) Philosophie du droit. Cette multiplication d’approches philosophiques fait que, à chaque année de la licence, tous les étudiants suivent une discipline consacrée à la philosophie.
Une telle stratégie suggère que, loin de faire face à une surcharge de leurs capacités de doute, les étudiants sont confrontés à une grave carence d'incertitudes, stimulées par des approches dogmatiques du droit. Les disciplines dogmatiques demandent généralement aux étudiants de fournir des réponses, plutôt que des questions. Des réponses qui (i) articulent de manière adéquate les sources du droit (législation, jurisprudence, doctrine et éventuellement coutume), (ii) qui aient de cohérence logique et (iii) qui soient rhétoriquement persuasives. Il s'agit d'un enseignement aux racines anciennes, puisque ces trois compétences correspondent aux trois disciplines classiques du trivium : la grammaire (maîtrise de la langue et connaissance des textes canoniques), la dialectique (maîtrise de la logique de la construction de l'argumentation) et la rhétorique proprement dite (capacité à générer de la persuasion) (Joseph, 2008).
Cette approche classique et dogmatique est liée à une rareté des doutes (ou un excès de certitudes) qui semble bien convenir à l'activité pratique des juristes, qui concerne la participation à un processus de décision. Les juristes sont entraînés à décider y compris dans les situations douteuses, parce qu'il est nécessaire de stabiliser les attentes sociales, même (et peut-être surtout) dans les cas où il y a des dissensions sur les interprétations correctes des normes et des faits. La capacité d'être pleinement convaincu de ses thèses, sans même disposer de raisons solides, est une forme d'auto-illusion assez répandue chez les juristes. En effet, le doute ne les empêche pas de défendre leurs thèses avec une conviction simulée, car tout signe d'insécurité risque d'affaiblir le potentiel rhétorique de leur argumentation.
Cependant, cet excès de certitudes génère des modèles d'action peu réflexifs, qui peuvent conduire à des situations désastreuses, notamment lorsque les convictions d'une autorité judiciaire sont trop biaisées. Un exemple clair de ce déséquilibre des condamnations est la condamnation de l'ancien président Lula par l'ancien juge Sergio Moro. Moro était tellement convaincu de la culpabilité de Lula qu'il l'a condamné sans fournir d'argument solide pour justifier sa sentence, pleine de sauts logiques et d'incohérences (Costa, 2017).
Personnellement, je crois que Sergio Moro avait la croyance sincère qu'il menait un procès technique et bien fondé, et une telle certitude irréfléchie est un piège courant chez les juristes. Cependant, cette éventuelle bonne volonté ne diminuerait pas sa responsabilité pour avoir si mal mené un processus aussi crucial pour la politique brésilienne, car il a exclu le candidat qui était susceptible de gagner les élections de 2018 et, avec cela, a laissé place à l'élection de l’extrême droite (Costa, 2017). La position de juge exige une attention redoublée, car les conséquences de leur inconscience sont très asymétriques : pour le défendeur, elle peut coûter la liberté ; pour un système politique, elle peut coûter la stabilité ; pour le magistrat lui-même, elle ne coûte que la révision de la sentence par un tribunal et d'éventuelles répercussions sur son prestige personnel.
Dans le cas des avocats, l'impact de la non-réflexivité peut être tout aussi dommageable, car un avocat qui n'a pas une solide conscience du degré d'adhésion que ses arguments provoquent chez les autres (et non dans sa propre conviction) peut conduire ses clients à des situations désastreuses. De plus, un avocat peu réflexif peut conserver des modèles d'argumentation qui étaient efficaces dans un contexte antérieur, mais qui deviennent problématiques lorsque l'environnement juridique accumule des changements si importants qu'ils rendent inadaptées les stratégies qui ont été robustes pendant une longue période.
L'excès de confiance peut être très efficace lorsque nos certitudes sont bien alignées aux perceptions dominantes, mais il est inefficace lorsqu'il s'agit d'adapter ses propres stratégies à un contexte social en constante évolution. Nous ne pouvons pas perdre de vue que l'être humain est exceptionnel dans sa capacité à douter des autres sans douter de soi-même.
Nous avons un désir intense de savoir et un système nerveux qui ne cesse de fabriquer des modèles à partir des influx fragmentaires qu'il reçoit des interactions avec le monde et de sa propre activité interne. La science nous montre de plus en plus que notre structure cognitive élabore un réseau de perceptions et d'attentes qui, une fois stabilisé, ne peut guère être modifié. Nous avons tous un très fort biais de confirmation : une tendance invétérée à accueillir les arguments qui renforcent nos croyances et à rejeter pour des raisons futiles les arguments qui nous défient.
La plupart d'entre nous doutent moins qu'ils ne le devraient. Nous avons plutôt une capacité à douter qui est très bien calibrée dans des contextes de changements environnementaux plus lents, typiques des contextes dont les caractéristiques de notre espèce ont été sélectionnées. Cependant, au cours de l'Holocène, la vitesse des transformations sociales nécessaires pour suivre le rythme des changements environnementaux a exigé une accélération de nos taux de changement, ce qui exige une aptitude particulière à (ré)évaluer nos modèles d'interaction sociale et d'explication du monde.
Nous sommes donc conduits à un paradoxe : nous avons besoin d'évaluer la justesse de nos modèles symboliques, mais pour cela nous ne comptons que sur les critères d'évaluation que nous fournissent ces modèles eux-mêmes. Nous sommes en présence d'une culture qui a besoin de s'évaluer elle-même, alors que ce qu'elles font normalement, c'est de nous demander de les appliquer, et non de les juger.
En droit, ce paradoxe est encore plus évident : on veut que les individus obéissent à la loi, pas qu'ils l'analysent. Cependant, il est impossible de savoir quels sont nos droits sans les interpréter. Il n'existe pas un droit statique à interpréter, mais un droit dynamique, qui est constitué par les interprétations que nous donnons au droit lui-même. En effet, on ne peut pas interpréter le droit sans le modifier, car le sens du droit est donné par nos interprétations.
La religion nous offre un phénomène similaire. On construit des discours religieux qui stabilisent certaines interactions sociales en déterminant des rôles sociaux qui sont sacrés et, par conséquent, indiscutables. On est interdit de remettre en question le sacré et c'est ainsi que les références au sacré parvient à générer un haut degré de stabilité. Pourtant, l'interdiction du questionnement ne peut jamais être parfaitement réalisée, car l'application du concept de sacré nécessite une réinterprétation constante de nos rôles sociaux, sous la pression de contextes changeants. Cette relative indiscutabilité est immensément utile parce qu’elle fourni un délicat équilibre entre conservation et variation : la société change progressivement et discrètement, même qu’elle adopte un discours selon lequel on ne fait qu'appliquer les modèles définis par la tradition.
3. Philosophie et transformation sociale
3.1 Les rythmes du changement social
Toute société est en constante mutation. Même une société fondée sur une tradition qui s'affirme incontestable et éternelle se trouve en transformation permanente, à un rythme bien supérieur à celui des communautés d'autres animaux sociaux (comme les fourmis et les abeilles) et extrêmement adapté au tempo accéléré des changements environnementaux auxquels les espèces terrestres sont confrontées depuis le début de la dernière période glaciaire. En paraphrasant Pierre Clastres (2003), les sociétés antérieures à l'Anthropocène n'étaient pas des sociétés sans gouvernement et sans philosophie (ce qui implique une lecture de ces absences dans la clé du manque), mais elles étaient des sociétés contre le gouvernement et contre la philosophie : l'absence d'une distinction stable entre gouvernants et gouvernés, ainsi que l'absence d'une réflexion sociale qui implique un auto-jugement de la culture, étaient des caractéristiques à maintenir soigneusement.
Des leaders trop forts représentaient autant une menace si grande pour la tradition que le développement d'une liberté de remise en question des valeurs traditionnelles. Les temps ont cependant changé. Au cours de la période glaciaire, l'Homo sapiens s'est répandu sur tous les continents et, dans de nombreux continents, les établissements humains sont devenus si denses que l'environnement principal d'une culture était constitué par des voisins dont les croyances, les dirigeants et l'organisation changeaient constamment.
Dans un contexte aussi instable, les sociétés qui ont survécu sont précisément celles qui sont devenues capables d'accélérer leur rythme d’adaptation, grâce à l'institution de gouvernements. Le changement social ne dépendait plus seulement du rythme lent apporté par l’accumulation de successives interprétations, une fois que les structures sociales pouvaient être transformées pour des choix d'un leader, ou d'un groupe de leaders, ou même d'une communauté entière. L'invention du gouvernement, qui a permis de modifier les organisations sociales par le biais d'une décision, s'est produite indépendamment dans diverses parties du globe. La première apparition d'un gouvernement a eu lieu en Mésopotamie, il y a environ 8 000 ans, mais des expériences de centralisation politique ont également eu lieu dans autres lieus du globe, comme la vallée du Inde, la vallée du fleuve Jaune et la péninsule du Yucatán (Flannery e Marcus, 2012).
Apparemment, ce changement n'a touché que les sociétés qui devaient se livrer à une concurrence acharnée pour obtenir certains espaces agricoles exceptionnellement productifs (comme le croissant fertile, les zones irriguées du Nil et les zones arables des Andes). D'autres sociétés, comme les peuples indigènes d'Amazonie, n'ont pas eu besoin de se disputer aussi durement les mêmes ressources, ce qui a permis la continuité des modèles traditionnels, qui n'optimisent pas l'utilisation des ressources, mais ne créent pas non plus un risque constant d'extinction pour les communautés (par des guerres internes, des guerres externes ou par l'adoption de pratiques qui s'avèrent inadaptées aux temps nouveaux) (Carneiro, 1970).
Dans ces sociétés, une tension constante apparaissait entre les gouvernements (avec leur mentalité stratégique et leur possibilité de générer tant des bénéfices comme des effondrements) et les traditions qui définissaient des devoirs sociaux qui n'étaient pas à la disposition des dirigeants. Cette tension a été pleinement comprise et traduite par le théâtre grec, dont l'Antigone de Sophocle est la plus célèbre expression.
Le gouvernement, toutefois, n'engendre pas la philosophie, car la force des régimes anciens était de se présenter comme un défenseur de la tradition. Bien sûr, chaque dirigeant a réinterprété la tradition et beaucoup d'entre eux ont énormément innové dans le domaine politique, mais toute innovation a généré des risques (comme toujours). Auguste Comte (1982) a bien perçu que ces anciens modèles étaient théocratiques, dans le sens où les gouvernants se présentaient comme ayant une origine divine, ou comme étant les dieux eux-mêmes, de sorte que leur autorité devait être respectée et jamais remise en question.
L'idée que les citoyens doivent être libres pour questionner le gouvernement, pour discuter ouvertement sur ce qui serait le meilleur gouvernement et sur les moyens d'organiser la ville, est une adaptation ultérieure. Lorsque les gouvernements sont devenus suffisamment solides, ils ont pu affirmer leur primauté sur la tradition, mais cela n'a eu tendance à se produire que dans des contextes bien définis : quand certaines formes d'organisation sociale étaient perçues comme erronées, elles pouvaient être réformées par les gouvernants.
Cette ouverture à l'innovation sociale menée par les gouvernants s'est manifestée de manière intense dans la Grèce antique, lorsque le modèle de la polis a montré des signes de décadence, ce qui a affaibli le potentiel de guerre des cités grecques au point qu'elles pouvaient être conquises par les empires voisins. Face à l'effondrement de certaines institutions traditionnelles (notamment l'esclavage pour dettes), certaines cités grecques ont donné à certains législateurs le pouvoir de réorganiser la cité sur la base de choix rationnels. C'est à ce moment que naît la démocratie, une adaptation des cités grecques pour permettre l'inclusion d'un grand nombre de citoyens dans la politique et assurer ainsi une solide armée d'hommes libres, même dans des sociétés de petite taille.
C'est dans ce contexte qu'apparaît la philosophie, telle que nous la connaissons : au lieu de discuter si les nouvelles politiques étaient ou non conformes à la tradition (ce qui était toujours fait par les sages), on discutait si ces nouvelles politiques étaient appropriées à l'ordre naturel lui-même. Les dirigeants devraient réformer les villes, mais ils ne devraient pas suivre leurs propres désirs, car l'ordre social peut être efficace uniquement s'il reflète correctement l'ordre naturel du monde.
L'idée d'un ordre naturel, concept clé de la pensée grecque, est bien antérieure aux philosophes. La nouveauté de la philosophie grecque a été d'indiquer que cet ordre devait être accessible à tous par le biais de l'activité intellectuelle, ce qui a permis la réalisation légitime d'une critique rationnelle de la tradition. Les limites de l'action gouvernementale ne devraient pas être un répertoire de valeurs traditionnelles, accessibles à travers des textes sacrés ou la connaissance spéciale des sages, puisque toute action devrait être guidée par la connaissance rationnelle de l'ordre même des choses, accessible à tout être humain qui se dévoue à le connaître.
Comme le souligne Appiah, avoir une vision du monde ne signifie pas avoir une philosophie (1997). Toute société possède une culture, des langues, un système symbolique complexe, mais toute culture ne développe pas une capacité critique d'elle-même. Plusieurs sociétés dotées de traditions séculaires n'ont pas produit de philosophie, car elles disposaient de mécanismes très solides pour empêcher l'institutionnalisation d'une réflexion critique sur leur propre système symbolique. L'émergence de la philosophie montre la fragilité et les limites des visions traditionnelles du monde, mais cela se produit toujours dans des contextes où la tradition mise en cause continuait à représenter (comme elle le fait encore) l'épine dorsale de la communauté politique.
Ce que fait la philosophie n'est pas de détruire la tradition, mais de la sectionner : une partie de la culture est considérée comme un reflet adéquat de l'ordre naturel (à maintenir), une autre partie de la tradition est critiquée comme une perception déformée de la nature (à abandonner). De plus, un espace est créé pour identifier des portions de l'ordre naturel auxquelles la tradition était aveugle en vertu de son caractère coutumier : les cultures se construisent par la sédimentation des perceptions, ce qui fait qu'elles ont peu à dire sur les situations nouvelles qui défient les valeurs traditionnelles.
La possibilité d'une investigation directe de l'ordre naturel a permis aux philosophes de se positionner non seulement comme des réviseurs des connaissances stratifiées, mais comme des explorateurs capables de découvrir des facettes de la nature que nous ne connaissions pas encore. Cet exercice d'élargissement de la tradition par des stratégies interprétatives est familier aux juristes, qui doivent toujours appliquer des normes anciennes à des situations nouvelles, comme les mariages entre personnes de même sexe, les crimes commis dans des environnements virtuels, les contrats impliqués dans l'ubérisation du travail, etc.
Tout comme les juristes se proposent de résoudre de nouvelles questions à partir de l'interprétation d'un ordre juridique préexistant, les philosophes se proposent d'aborder de nouveaux problèmes à partir de la connaissance correcte de l'ordre naturel des choses. Tout comme les philosophes antiques, les juristes modernes ne peuvent pas décider selon leur propre autorité, car ils sont liés par des stratégies de réinterprétation des traditions et par la nécessité de maintenir la compatibilité entre les lois et l'ordre supérieur dans lequel elles s'inscrivent (l'ordre naturel des choses et, actuellement, l'ordre constitutionnel).
En encourageant une réflexion sur les limites de l'ordre traditionnel, la philosophie se présente comme l'un des éléments sociaux chargés de propitier une transformation sociale plus rapide, mais néanmoins contrôlée, puisqu'elle sert d'instance critique de nos propres visions du monde. La fonction sociale des juristes est similaire, étant donné qu'un système de justice doit être capable de stimuler la stabilité des relations sociales, ce qui nécessite à la fois la reproduction des modèles traditionnels et leur adaptation aux nouvelles circonstances. La proximité du droit et de la philosophie, en tant qu'instances régulatrices des rythmes de l'évolution sociale, fait que l'étude des arguments philosophiques peut avoir des usages variés pour les juristes.
Cependant, il me semble que le point le plus important est que l'étude de la philosophie nous permet de réfléchir aux fondements de nos propres modèles explicatifs, tant sur le modèle social prédominant que sur les critères que chacun adopte individuellement. Comme ces critères nous sont très chers et font partie de notre propre identité, nous avons beaucoup de mal à percevoir leur contingence et, surtout, à évaluer la solidité de nos propres modèles.
3.2 La critique philosophique de la tradition
Les êtres humains ont une tendance à répéter des modèles bien établis, même s'ils ne nous mènent plus à une vie satisfaisante. Nous possédons un désir intense de savoir et une structure cognitive qui construit sans cesse des modèles, qui élabore des perspectives stables du monde et qui les protège du sentiment de doute. Nous sommes dotés d'une incroyable difficulté à réviser nos perceptions, nos croyances, nos valeurs. Chacun d'entre nous possède un énorme répertoire de certitudes, de valeurs fondamentales, de croyances profondément enracinées concernant la manière d'être des personnes et les rôles sociaux qu'elles doivent jouer. Ce répertoire de certitudes partagées est l'épine dorsale de nos unités sociales : sans cette culture, nous ne serions pas en mesure de construire des organisations sociales de si grandes dimensions.
Néanmoins, nos certitudes sont aussi un risque. Une société trop orthodoxe a peu de capacité pour s'adapter à un contexte qui se modifie à un rythme rapide. Toutes les espèces d'êtres vivants doivent trouver un équilibre entre permanence et changement : trop de changement met en péril l'intégration de nos systèmes organiques et sociaux, mais trop peu de flexibilité compromet notre capacité à survivre dans un environnement changeant.
Les sociétés humaines possèdent de multiples éléments qui produisent ces forces de cohésion et de mutation, et la science actuelle suggère que c'est précisément notre haut degré de flexibilité qui nous a placés au sommet de la chaîne alimentaire. Nos lointains ancêtres n'étaient pas de grands prédateurs, mais de petits mammifères qui se nourrissaient de la moelle des os d'animaux morts. Le chemin a été long avant de pouvoir former des associations coordonnées de dizaines d'individus capables de chasser un mammouth.
Un tel degré de coordination de plusieurs individus pour réaliser des activités complexes n'est cependant pas unique dans la nature : les termites, les abeilles et les fourmis forment également de grandes communautés d'individus. Mais notre capacité à générer de nouvelles formes d'organisation, en tirant parti des niches écologiques disponibles dans chaque environnement, est exceptionnelle dans notre biosphère. Notre capacité particulière de réorganisation sociale vient du fait que ces interactions sont médiées par des systèmes symboliques, par des croyances partagées, par des rôles sociaux qui peuvent varier considérablement dans un court laps de temps. Cela nous rend adaptables, mais à un coût énergétique très élevé, puisque nous devons dépenser environ ¼ de nos nutriments pour entretenir le système nerveux qui organise ces interactions.
La philosophie, la politique et le droit sont des éléments culturels impliqués dans ces processus de transformation symbolique qui engendrent de nouvelles formes de sociabilité. Néanmoins, la philosophie n'est pas un substitut à la tradition, mais plutôt une instance critique. Nos sociétés ont également besoin des valeurs partagées, des conceptions convergentes, des instruments de reproduction des formes d'interaction, que nous fournissent les traditions. Il ne faut donc pas s'étonner qu'aujourd'hui encore le discours visant à protéger la tradition contre la critique philosophique (et artistique, et politique, et juridique...) soit très fort.
De temps en temps, on voit resurgir vigoureusement le récit ancestral selon lequel les idées modernes sont une attaque contre les vraies traditions et doivent donc être combattues. En périodes d'instabilité politique, il est courant que de nombreuses personnes se présentent comme détentrices de la véritable philosophie et qu'un certain nombre de sages s'avancent pour défendre les valeurs traditionnelles de la famille, de la hiérarchie, de la stabilité. Le mythe de la restauration, qui place dans un passé imaginaire les idéaux à rechercher, est aussi constant que le mythe de l'utopie, qui place les mêmes idéaux dans un futur inaccessible. Ces mouvements messianiques et missionnaires, aussi philosophiques qu'ils se prétendent, tendent à être le contraire de la philosophie : ils se présentent comme la négation du dialogue, demandant la conversion forcée des infidèles (les hérétiques, les post-modernes, les marxistes culturels), car c'est la seule façon de les sauver.
Un cours de philosophie n'est pas nécessaire pour ceux qui sont sûrs d'être du bon côté de l'histoire, que leurs dieux sont les vrais dieux, que leur vérité est la vraie vérité, que leurs ennemis sont de méchantes personnes et qu'il existe une énorme conspiration du monde pour détruire les valeurs qui nous sont les plus chères. Ces genres de pensées délirantes et paranoïaques nécessitent l'aide de psychologues et de psychiatres, pas de philosophes.
Avant tout, les philosophes doivent être ouverts à une pratique argumentative consistant à présenter et à réfuter des arguments. Les poètes peuvent se limiter à construire des récits. Les religieux peuvent se limiter à énoncer leurs vérités et à éduquer par l'exemple. Les artistes peuvent émouvoir les gens et les transformer grâce à leurs créations intuitives.
Les politiciens, les religieux, les artistes, les avocats et les juges peuvent se limiter à exprimer leurs opinions. Ces opinions peuvent être complexes, astucieuses et séduisantes. Elles peuvent être le résultat mûr d'une vie d'expériences et l'intuition d'une personne expérimentée est probablement le meilleur guide dont nous disposons pour faire face aux situations de crise, qui exigent des réponses rapides face à des scénarios construits sur des informations limitées.
La science nous offre des alternatives plus sûres, mais la recherche scientifique exige du temps qui n'est souvent pas disponible, comme c'est le cas au début de chaque nouvelle pandémie. Il est nécessaire d'agir dans un contexte obscur et, dans ce cas, ce qui est demandé est la prudence, l'ancienne capacité à prendre des décisions appropriées avec les données dont nous disposons. Cette capacité pratique est ce que nous attendons des médecins, des juges, des gouverneurs, des présidents de la République, des personnes chargées de prendre des décisions difficiles ayant un impact social significatif.
Les philosophes ne sont pas les maîtres de la prudence. Ils ne nous apprennent pas à prendre des décisions rapides et efficaces. Ce qu'ils nous enseignent est une toute autre chose : depuis les grecs, les philosophes nous ont montré les limites de nos systèmes de prudence, construits sur certaines perceptions du monde qui conditionnent nos capacités à prévoir les difficultés et à faire face aux crises. La façon dont nous percevons la réalité définit nos interactions avec le monde, et il peut être fatal d'appliquer les anciens modèles de décision à des situations nouvelles.
La philosophie est une sorte de réflexion qui met à l'épreuve nos modèles explicatifs de la réalité. Il fonctionne comme un miroir qui nous montre comment nous voyons le monde, clarifie les façons dont nos perceptions sont conditionnées par nos traditions et indique des moyens de construire des modèles alternatifs.
Quand nos modèles explicatifs et nos modèles décisionnels nous fournissent des réponses que nous jugeons adéquates, les philosophes semblent toujours inutiles. Discuter des limites d'une équipe gagnante ressemble toujours à un exercice de pessimisme rancunier. Apparemment, notre volonté de rediscuter de tels modèles tend à augmenter lorsque nous commençons à réaliser que nos institutions politiques agissent de manière à produire des crises, que notre science est incapable d'expliquer les différents faits que nous observons, et que nos systèmes judiciaires reproduisent des situations d'injustice.
Normalement, la perception de ces déficiences nous amène à chercher les raisons de l'inefficacité, car nous supposons que la société compte sur un système raisonnable, dont l'incapacité à offrir des réponses adéquates découle d'une sorte de déviation, de corruption, de mauvaises pratiques. Cependant, il existe diverses situations dans lesquelles nous ne pouvons pas identifier un manque d'efficacité, car nous estimons que les institutions fonctionnent normalement : nous interprétons les mauvais résultats comme résultant d'une utilisation inadéquate des outils disponibles, plutôt que des limites inhérentes à ces outils.
Cette perception signifie que notre système politique est constamment en cours de réforme : il y a constamment la perception que certaines structures doivent être modifiées pour que le système atteigne ses objectifs. Il ne s'agit pas de faire progresser l'efficacité de l'exécution du système, mais d’améliorer son structure. Ces modifications structurelles ne sont habituellement pas proposées par des philosophes, mais par des gens ayant une expérience pratique et une influence politique. Il se trouve cependant que ces alternatives visant à tout changer sont souvent vouées à l'échec parce qu'elles sont fondées sur des modèles explicatifs erronés.
Aussi grande et justifiée que soit l'insatisfaction sociale à l'égard du modèle politique actuel (une critique que l'on peut retrouver dans n'importe quel moment historique), il n'y a pas beaucoup de perspectives de perfectionnement lorsque les propositions de réforme sont guidées par une théorie du complot centrée sur l'idée que le grand ennemi à combattre est le marxisme culturel (Araújo, 2017; Sankari, 2021). Il n'y a pas beaucoup d'espoir d'adapter nos modèles explicatifs à une réalité complexe lorsque le discours réformiste nous renvoie à la nécessité de reprendre les valeurs perdues, de restaurer les traditions abandonnées, de revenir aux rôles sociaux naturels.
C'est précisément là que les philosophes interviennent, avec leur attention particulière aux modèles explicatifs qui servent de base à notre action collective : nos organisations politiques, nos systèmes éducatifs, nos modèles judiciaires. Les philosophes s'interrogent sur le type de connaissance qui peut être considéré comme sûr, sur la cohérence de nos valeurs, sur le potentiel de notre méthodologie scientifique, sur la solidité du réseau de catégories sur la base duquel nous construisons nos perceptions de la réalité.
La réforme sociale peut être mobilisée par un leader politique, par un prophète messianique, par un général charismatique. Cependant, le philosophe n'est pas le prophète, ni le politicien, ni le prudent. Il n'est pas le missionnaire d'une foi, ni le défenseur d'une tradition, ni l'agent d'une nouvelle utopie. Le philosophe est simplement quelqu'un qui réfléchit aux structures des modèles explicatifs que nous utilisons pour expliquer le monde et pour essayer d'intervenir dans la réalité.
La philosophie ne nous rend donc pas meilleurs ou plus profonds. Elle ne répond pas aux grandes questions de l'humanité, elle ne nous enseigne pas de principes, elle ne découvre pas la « Vérité ». De même que l'étude de la musique nous fait devenir de meilleurs musiciens mais pas de meilleures personnes, l'étude de la philosophie ne fait de nous que de meilleurs philosophes. Une société dotée de bons philosophes court le risque d'avoir une perception plus critique d'elle-même, une compréhension plus adéquate de ce que nous faisons lorsque nous faisons fonctionner les systèmes symboliques qui organisent les interactions sociales, comme c'est le cas du droit et de la politique.